Sébastien Donner

De chair et de cendres
(Anamorphoses)

Couverture delivre montrant une jeune femme rousse contemplant une lune gigantesque

CHAPITRE PREMIER
Les frimas de l’hiver

La ville de Paris est noire de nuit. Au plus profond de cette noirceur, une jeune femme brune chaudement vêtue s’avance dans une rue déserte et mal éclairée. Le givre d’un hiver glacial craque sous ses pas.

La jeune femme frissonne ; elle s’emmitoufle dans son épais manteau de fourrure et se hâte.

Elle remonte une nouvelle rue, tout aussi sombre et déserte que la précédente.

Elle se crispe subitement, apeurée. A une vingtaine de mètres devant elle se tiennent deux hommes à l’allure menaçante.

La jeune femme se retourne et ne peut retenir un cri. Derrière elle, un troisième homme interdit toute retraite. Il relève son menton mal rasé tandis qu’un rictus mauvais déforme son visage.

Encerclée, la femme crie sa détresse avec, pour seule réponse, le rire cruel de ses agresseurs. Leurs souffles se condensent en une brume glacée qui se mêle à celle de leur proie.

La jeune femme terrorisée ferme les yeux. Elle se recroqueville sur elle-même et… L’un des trois hommes disparait, comme happé par la nuit.

Les deux autres réalisent que leur comparse vient d’être projeté dix mètres en arrière, avec une violence telle qu’il a perdu conscience avant même de toucher le sol.

Incrédules, les deux comparses abaissent leurs yeux sur la jeune femme, toujours tremblante et prostrée à leurs pieds. Ils tournent alors autour d’eux des regards inquiets… Et se figent, interdits.

Une peu plus loin, dans la partie la moins éclairée de la rue, se tient une forme humaine aux contours féminins. Immobile et silencieuse, cette inquiétante silhouette observe les deux agresseurs et leur victime.

- Qui t’es, toi d’abord ! Beugle l’un des deux hommes, un jeune aux cheveux hérissés en brosse.

L’étrange silhouette féminine demeure muette.

Le jeune homme aux cheveux en brosse hésite. Il jette un regard au troisième agresseur, étendu dix mètres plus loin et toujours inconscient. Il fixe ensuite la silhouette avec nervosité.

Puis il lance fébrilement à son complice encore valide :

- Elle est toute seule, on s’la fait ?

Le complice acquiesce… Et est aussitôt projeté avec une violence surhumaine. Il s’écrase à plat contre un mur et s’effondre sur le bitume comme une masse.

Dernier des trois agresseurs encore debout, le jeune homme aux cheveux en brosse réalise que l’ombre humaine se trouve désormais juste devant lui.

Cette chose… Elle a parcouru la distance qui nous séparait comme ça… En un instant ? Parvient-il à peine à penser.

Sous l’effet d’une peur incontrôlable, la respiration du jeune agresseur s’accélère et forme un large nuage de vapeur.

Il réalise alors un détail inquiétant.

La chose qui se tient tout près de lui a l’apparence d’une femme. Sa peau est pourtant entièrement nue et givrée, comme si elle n’émettait aucune chaleur.

Comme si elle n’avait jamais été vivante.

Sa bouche et son nez n’émettent d’ailleurs aucune vapeur.

Comme si… Comme si elle ne respirait pas !

Le regard vide de cette chose se plante dans celui du jeune homme, puis elle se plaque contre lui. Ce contact est encore plus froid que l’hiver lui-même.

Plus violent qu’un millier d’aiguilles glacées.

Le choc est tel que le jeune homme s’évanouit aussitôt. La chose le retient et l’enveloppe dans une étreinte plus froide encore.

La jeune femme brune au manteau de fourrure s’est déjà enfuie, loin des trois agresseurs désormais inconscients. Loin de la chose qui aspire leur vie.

La chose n’en a cure ; elle s’abreuve de la chaleur de ceux qui furent trois êtres dans la force de l’âge.

Et elle s’en délecte à n’en plus finir.

*

La librairie avait été aménagée pour l’événement littéraire en cours : l’espace central était dégagé, et une vingtaine d’adolescents et d’adultes étaient tous assis sur des chaises dépareillées.

Debout au centre de cette assemblée se tenait une jeune femme rousse élancée aux cheveux mi-longs. Elle serrait dans ses mains une liasse de feuilles qu’elle lisait à voix haute pour son auditoire captivé.

La rousse demoiselle marqua une pause et prit une profonde inspiration. Puis elle acheva la lecture, de sa jeune voix légèrement cassée :

- Agenouillée sur le corps de sa proie, la chose dénudée n’avait d’humain que la forme. Et elle buvait tout son saoul… Oui, elle buvait littéralement la chaleur du malfrat qu’elle venait de mettre à terre. Vint ensuite le tour des deux autres comparses, dont elle absorba également la chaleur avec délice. Cette nuit parisienne était glaciale, et les suivantes le seraient bien davantage encore.

La jeune femme rousse abaissa la liasse de feuilles d’un mouvement théâtral. La salle demeura silencieuse un bref instant… Puis applaudit avec la retenue que la modeste librairie imposait naturellement.

Le libraire s’approcha de l’oratrice rousse. Il posa une main sur son épaule et lança à la cantonade :

- Merci, Sibylle, pour la lecture magistrale de cet extrait, tiré de votre nouveau manuscrit toujours en cours d’écriture !

L’intéressée sourit de toute la fraicheur de sa jeunesse. L’un des deux journalistes présents dans l’assemblée lui lança alors :

- Tous vos précédents livres se déroulent au japon médiéval. D’après l’extrait que vous venez de nous lire en avant-première, cette nouvelle histoire semble se dérouler à notre époque et en plein Paris… Pourquoi ce revirement ?

- Et pourquoi pas ? Nargua malicieusement Sibylle. Et puis, dans tous les cas, cela reste du fantastique, comme dans mes précédents livres… Rien de fondamentalement nouveau en somme.

Un jeune homme leva la main et demanda à son tour :

- Sibylle, comptez-vous un jour faire revenir le personnage de Midori ? Son retour est en effet très attendu depuis vos deux derniers livres !

Sibylle répondit avec douceur :

- Vous n’êtes pas sans savoir que je suis une instinctive, en particulier avec les personnages que je crée.

Un grand mouvement d’espoir parcourut l’auditoire rassemblé autour de la jeune femme.

Cette dernière fronça légèrement les sourcils, puis elle poursuivit d’un air renfrogné :

- Il se trouve que Midori a déjà eu le sort qu’elle méritait. Cette pétasse n’est pas près de revenir... Dans aucune de mes histoires. Jamais.

Stupeur dans la salle, puis murmures de désappointement.

La rousse Sibylle enfonça le clou, de son habituelle voix légère et cassée :

- Question suivante ?

- Est-il vrai que vous avez quitté votre éditeur pour continuer seule, en autoédition ?

Sibylle ne put retenir un sourire. Elle répondit :

- C’est exact, et il y a plusieurs raisons à cela. La principale est que cet éditeur m’enfermait dans le même genre de scénarios, sous prétexte que cette recette est sûre en termes de ventes. Je ne vous refais donc pas le topo : pétasse, sort mérité, pas près de revenir, et ainsi de suite !

Constatant la mine désabusée des fans et des journalistes, le libraire commença à ouvrir la bouche pour temporiser la situation d’un mot léger. Il fut toutefois devancé par Sibylle, qui s’écriait déjà ostentatoirement :

- Question suivante ? Sur mon futur livre, si possible ?

*

Sibylle sortit de la librairie d’un pas nonchalant. Elle abandonnait un auditoire déstabilisé, comme toujours, par son imprévisible tempérament de braise.

Sibylle ajusta son épais manteau, puis elle souffla lentement tout en relâchant les épaules. Une lente traînée de vapeur s’étira paresseusement de sa bouche pour se disperser dans l’air glacé parisien.

Sibylle n’avait que faire des réactions de ses lecteurs. Pas plus que de ce qui serait colporté sur les réseaux sociaux ou dans la presse. Elle avait simplement agi en toute liberté, comme elle l’avait toujours fait. Selon elle, ce seul bonheur méritait bien qu’on lui sacrifiât tout le reste.

Les pensées de la jeune femme dérivaient délicieusement autour de cette idée quand…

- Sibylle ? L’interpella une jeune voix féminine inconnue, dans son dos.

Sibylle arrêta son pas tout en se retournant. Une jeune femme brune de son âge la rattrapait d’une démarche pressée et maladroite. Un peu replète, elle était armée de ce sourire pétillant qu’arborent tous les fans.

Rassemblant frileusement quelques particules de bonne volonté, Sibylle se préparait déjà à débattre de ses œuvres avec une admiratrice enfiévrée.

Contre toute attente, la supposée admiratrice ajouta :

- Sibylle ! Tu ne me reconnais pas ?

Sibylle pencha la tête d’un côté et demeura silencieuse, un sourcil légèrement relevé.

- Voyons Sibylle… Tu ne me remets pas ? C’est moi, Clarisse !

Devant l’absence totale de réaction de son interlocutrice, la jeune femme brune ajouta en se désignant avec entrain :

- Clarisse Béjar, du collège Maintenon !

- Clarisse Béjar… Du collège… Répéta mécaniquement Sibylle, avant d’ajouter : Clarisse Béjar ! Mais oui ! Mais… Tu as drôlement changé dis-donc !

- Oui, j’ai perdu quelques kilos ! Se vanta Clarisse en rougissant.

Elle se tut subitement, puis elle reprit en rougissant davantage :

- J’ai lu tous tes bouquins ; c’est un peu comme si nous ne nous étions jamais quittées depuis le collège. J’ai même l’impression de te connaître intimement, à travers tes histoires fantastiques… Presque davantage qu’à l’époque où nous étions camarades de classe. Et maintenant, te revoilà devant moi après plusieurs années… Comme si rien n’avait changé !

- Eh oui… C’est étonnant ! S’esclaffa maladroitement Sibylle.

Clarisse la pressa alors :

- On pourrait se boire un verre et parler du bon vieux temps ?

- Oui… Bien sûr… Un verre… Bafouilla Sibylle. Eh bien, tu sais quoi ? On se rappelle pour organiser ça car je dois filer.

- Rien de grave ? S’inquiéta Clarisse.

- T’inquiète, affirma Sibylle en dégainant son téléphone portable. Vas-y, donne-moi ton numéro.

À peine la jeune écrivain avait-elle noté l’information qu’elle tournait déjà les talons et hâtait le pas.

- Tu ne m’appelles pas ? S’alarma Clarisse.

- Ce soir sans faute ! Lança Sibylle sans se retourner.

- Je veux dire… Tu ne m’appelles pas maintenant… Pour que j’aie moi aussi ton numéro ?

- À quoi bon puisque je t’appelle ce soir !

Clarisse émit une dernière requête, qui se perdit dans la bourrasque glacée qui lui fouettait le visage.

Sibylle, pour sa part, était déjà loin.

*

- Liberté-liberté-liberté, nom de Dieu ! S’écria Sibylle en sortant du métro.

Ignorant les passants interloqués, la jeune femme s’empressa de rejoindre son appartement, situé au second étage d’un petit immeuble. Elle en poussa la porte qu’elle referma derrière elle avec soulagement.

Retrait du lourd manteau hivernal. Retrait de l’écharpe, des gants, des chaussures montantes à talon… Puis jetage de soi-même dans le canapé du salon.

Sibylle adorait ce qu’elle dénommait sa « tanière d’écrivain » : un F2 haussmannien de quarante-cinq mètres carrés, au charme authentique et entièrement repeint en blanc. Les moulures d’époque, le parquet en véritables lames de bois, la petite cheminée en marbre noir du salon… Tout cela apaisait Sibylle.

Affalée dans son canapé et le regard vide, elle contempla longuement la télévision éteinte dont elle était séparée par une petite table basse.

Au bout d’un moment, elle se releva, l’esprit enfiévré de scènes qui ne demandaient qu’à prendre corps.

Il est l’heure d’écrire ! Se réjouit Sibylle intérieurement.

Elle se rendit d’un pas léger dans sa chambre à coucher. Il s’agissait d’une petite pièce meublée d’un lit et d’un bureau, sur lequel était posé un ordinateur portable ouvert. Il était à peine allumé que les doigts de la jeune femme couraient déjà frénétiquement sur le clavier.

Comme à chaque session d’écriture, les yeux de Sibylle étaient fixés sur l’écran et un petit sourire de satisfaction relevait le coin droit de ses lèvres. Son imagination s’embrasait délicieusement :

Postée au sommet d’un immeuble parisien, la même inquiétante silhouette féminine se détache de la nuit. Elle s’abat tel un oiseau de proie, dix mètres plus bas, sur le dealer de drogue qui s’apprêtait à faire commerce de la mort.

La silhouette se redresse ; sa victime est aussi froide que l’hiver.

Sibylle marqua une courte pause et nota les éléments de la trame à venir :

Le lendemain, la police découvre le corps et constate le caractère étrange de ce décès. Un inspecteur singulier entre en scène. Est-il stupide ou brillant ? L’autopsie révèle le caractère surnaturel du décès.

Sibylle rentra dans le détail de son récit. Elle sourit davantage, tandis que ses doigts accéléraient leur course sur le clavier de l’ordinateur, détaillant chaque scène, chaque action, chaque pensée.

L’histoire s’animait et prenait vie avec un réalisme troublant.

Et effectivement, à ce moment-là, quelque part dans la capitale…

*

Les techniciens de la police scientifique achevaient de procéder à leurs prélèvements, autour d’un cadavre étendu sur le bitume d’une petite rue parisienne. Le pâle soleil hivernal éclairait cette scène avec peu de conviction.

Tout aussi peu convaincu, le lieutenant de police Pierrick observait cette scène de crime avec un manque d’entrain flagrant. Il plaça sa main devant la bouche, et bâilla avec la mollesse d’une matinée qui a débuté trop tôt.

Il plongea cette même main dans son long manteau, un élégant et chaud trench-coat, dont il tira une barre de céréales qu’il engloutit paresseusement.

Près de lui, une médecin légiste s’affairait sur le cadavre.

Chacun demeurait ainsi parfaitement concentré dans son rôle : les techniciens scientifiques démarquaient et figeaient la scène, la légiste effectuait ses mesures sur le cadavre, et le lieutenant baillait de plus belle.

Au point même d’émettre une sorte de miaulement humain fort peu professionnel.

La légiste eut la courtoisie de l’ignorer. Toujours agenouillée près du cadavre, elle acheva ses mesures et commença à ranger ses instruments.

Le lieutenant Pierrick, pour sa part, engouffra une seconde barre de céréales. La légiste se redressa et lui adressa très formellement :

- J’embarque le corps… À moins que vous ne souhaitiez observer vous-même quelques éléments ?

Sans même prendre la peine de répondre, le lieutenant tira un gant en vinyle neuf de la poche de la légiste et l’enfila. Il s’agenouilla silencieusement à côté de la dépouille, et ouvrit précautionneusement son manteau en cuir. D’une poche intérieure, il sortit plusieurs minuscules sachets en plastique transparent, dans lesquels se devinait une poudre blanche.

Le lieutenant Pierrick lâcha flegmatiquement :

- Très probablement des ballonnets de drogue prêts à être vendus.

Il se tourna vers les techniciens scientifiques et leur lança :

- Je vous laisse emporter ça.

Il s’adressa ensuite à la légiste :

- Il est inutile de vous presser.

La légiste demeurant interloquée, le lieutenant ajouta :

- Ce gars est notoirement connu de nos services en tant que dealer. On voit bien par ailleurs qu’il a été tué avec une relative douceur : aucune blessure ou fracas apparent, aucune tentative de fuite d’après la position du corps… Sous réserve de votre expertise, bien entendu. J’ai en tout cas l’impression que ce gars-là a été tué dans le respect de la personne humaine.

- Dans le respect de la personne humaine ? S’étonna la légiste.

- Oui, la sienne en l’occurrence. Il n’a pas eu le temps de souffrir, ce qui n’est pas le cas de sa clientèle de drogués. Je réitère donc ma première remarque : il est inutile de vous hâter, ceci n’est pas le plus urgent de nos dossiers. Il n’y a à vrai dire rien de bien urgent cette semaine… Je vais donc en profiter pour terminer tranquillement ma nuit de sommeil.

Le lieutenant Pierrick tourna les talons et s’en fut d’un pas traînant, sous le regard médusé de la légiste.

*

La légiste venait de ramener le corps du dealer à l’institut médicolégal de Paris, où il était étendu sur une table métallique de dissection. Elle avait déjà revêtu sa blouse verte, ses gants et sa visière de protection.

Avec enthousiasme, elle lança à sa propre attention :

- Allez ma petite Niobé, c’est parti !

La jeune femme déshabilla entièrement le corps et demeura perplexe. Elle en fit le tour, le fit péniblement rouler sur le ventre, et l’examina sous toutes les coutures à l’aide d’une lumière vive.

- Voilà qui est étonnant, murmura-t-elle. Aucune trace de lividité cadavérique.

Niobé prit le temps de réfléchir. Puis elle s’adressa au cadavre :

- Etant donné l’heure estimée de votre décès, et en tenant compte de la température hivernale qui règne en ville, votre peau devrait présenter des marbrures violacées. Ceci n’est pourtant pas votre cas.

Niobé inspecta à nouveau le corps sous tous les angles. Elle lâcha finalement :

- Aucune blessure externe.

Elle procéda à la partie chirurgicale de l’autopsie.

Parvenue au bout d’un minutieux découpage et d’un examen scrupuleux, elle dut se rendre à l’évidence :

- Aucune fuite de sang, nulle part. Et, accessoirement, aucune cause apparente de la mort.

Niobé sourit telle une enfant découvrant un trésor. Elle ajouta avec une joie sincère :

- Monsieur le dealer, votre cas devient très intéressant !

Niobé effectua un prélèvement de sang dans le cœur, qu’elle injecta dans un flacon étiqueté. Elle y nota quelques mots, puis elle se tourna vers les morceaux du cadavre étalés sur la table de dissection.

Elle lança alors :

- Monsieur le dealer, permettez-moi de vous expliquer mon problème. Tout d’abord, un fait : les vaisseaux sanguins d’un cadavre perdent rapidement leur étanchéité après le décès. Un peu de sang aurait donc dû fuir à l’intérieur de votre corps pour former sur votre peau des marbrures violacées visibles à l’œil nu. Ces marbrures sont pourtant absentes dans votre cas. La quantité de sang présente en vous semble par ailleurs normale, et je n’ai relevé aucune trace d’hémorragie. La question est donc la suivante : pourquoi votre sang ne réagit-il pas normalement ? Pourquoi ne forme-t-il aucune marbrure sur votre peau ? Faut-il y voir un rapport avec l’inexplicable cause de votre décès ?

Niobé fixa à nouveau le cadavre avec circonspection.

Comment ne l’ai-je pas remarqué plus tôt !

Une indéfinissable impression se dégageait de ce corps ; quelque chose de fade et usé. L’odeur était en effet moins marquée qu’à l’accoutumée, et la couleur des organes était pâle. Le sang lui-même semblait manquer de texture.

Par ailleurs, et même s’il était encore trop tôt pour en juger, la décomposition de ce corps semblait être lente à débuter… Comme si les bactéries elles-mêmes manquaient de vitalité. Comme si ce cadavre, dans son intégralité, était davantage mort que tous ceux qui l’avaient précédé sur cette table.

- Plus mort que la mort elle-même… Ne put s’empêcher de murmurer Niobé, en fixant pensivement la dépouille découpée sur sa table d’acier inoxydable.

Mue par une irrépressible certitude, la légiste retira sa visière de protection. Elle ouvrit le tube du prélèvement sanguin qu’elle venait d’effectuer sur cette victime et… À l’encontre de tout protocole médico-légal élémentaire, elle inspira lentement et profondément.

Le sang était dépourvu de son habituelle odeur âcre et métallique. Lui aussi semblait terriblement fade, comme l’intérieur de ce cadavre.

- Plus mort que la mort elle-même. Reprit pensivement Niobé.

Elle effectua plusieurs autres prélèvements qu’elle étiqueta en vue de biopsies ultérieures. Elle refit un prélèvement sanguin afin de dépister le maximum de substances toxiques susceptibles d’entrainer la mort…

Et d’empêcher la formation de ces fichues marbrures cutanées !

Puis elle redonna un aspect présentable au corps, qu’elle rangea dans le casier horizontal d’un grand frigo mural.

Le reste de la journée passa à son rythme habituel, hors du temps, tandis que d’autres autopsies étaient effectuées en la compagnie de collègues légistes. Les heures défilèrent ainsi en un rythme hypnotique, puis la nuit commença à s’installer.

Les confrères de Niobé finirent par rentrer chez eux.

La jeune femme s’étira de tout son long, seule au milieu du grand institut médico-légal mal éclairé.

C’est alors qu’elle eut une illumination.

*

Sibylle exultait.

Ecrire seule, en pleine nuit sur son ordinateur, dans sa petite chambre faiblement éclairée… Voilà qui la ravissait bien au-delà du descriptible.

Comble du délice : Sibylle avait revêtu un pyjama molletonné de couleur rose ; un « pilou-pilou » comme elle se plaisait à le dénommer. Ceci tranchait avec sa tenue de journée, qui était à la fois féminine et rebelle, « garçonne juste ce qu’il faut », comme l’avait d’ailleurs complimenté son ancien éditeur.

Ce que tous ignoraient, y compris ses plus grands admirateurs, constituait pourtant l’essentiel de la vie de Sibylle : Le pyjama pilou-pilou, et les nuits blanches en solitaire derrière le clavier d’un ordinateur. Deux éléments indissociables de son écriture fébrile.

Cette nuit-là ne faisait pas exception à la règle. Les phrases s’alignaient à toute vitesse sur l’écran de l’ordinateur portable, en un élan que rien ne semblait pouvoir arrêter.

Sauf peut-être…

Sibylle sursauta, alors que retentissait la sonnerie de son téléphone posé à côté d’elle.

- Et merde ! S’exaspéra-t-elle en visualisant l’identité de l’appelant.

Elle laissa passer deux sonneries.

S’inquiétant de l’heure tardive de cet appel, elle décrocha finalement, tout en affichant une mauvaise humeur de principe :

- Papa. Affirma-t-elle froidement.

- Comment va ma petite chérie ? S’enquit la voix grave et assurée du susnommé père.

- J’écris.

- Ha, constata la voix masculine avec une déception mêlée de dédain. Tu n’as toujours pas abandonné ces choses-là !

- Ces… Choses-là me tiennent à cœur, répondit sèchement Sibylle.

Un silence s’installa durant trois longues secondes, après lesquelles la voix paternelle reprit platement :

- Ça fait longtemps qu’on ne s’est ni vus ni parlés.

- Tu m’étonnes, répliqua froidement Sibylle, prête à en découdre.

Ignorant cette réaction de la même manière qu’il avait toujours ignoré les rêves de sa fille, le père reprit sans se démonter :

- Tu n’as pas répondu à mes SMS, et je voulais savoir si tu…

- Si je viendrai demain à l’anniversaire de maman.

- C’est ça. Je constate que tu as donc bien reçu mes messages.

- Je constate pour ma part, s’énerva Sibylle avant de continuer plus calmement : je constate que tu ne t’es pas inquiété de mon silence après plusieurs mois sans aucune nouvelle.

- Puis-je compter sur ta présence ? Répondit simplement la voix paternelle. Ta mère sera…

- Oui, je serai là. Notre parfaite petite famille sera réunie pour un moment parfait autour d’un gâteau tout aussi parfait. Ça fera une chouette photo à montrer à tes collègues.

- Bien, je compte sur toi. Constata la voix paternelle, d’un ton insupportablement égal.

Sibylle raccrocha aussitôt.

Elle savait que son père avait fait de même, trop heureux d’avoir obtenu rapidement satisfaction. Tout le reste à venir ne serait qu’apparences, comme toujours.

Sibylle se leva et souffla d’énervement en serrant les poings.

Elle finit par se rassoir devant son ordinateur.

Un instant plus tard, elle écrivait à nouveau avec fébrilité.

*

Minuit était passé. Niobé tombait de fatigue, seule, au milieu de la grande salle d’autopsie désormais vide. Elle s’étira en levant le menton bien haut, puis elle poussa un profond soupir.

Elle savourait ce moment, dans l’unique salle éclairée du vaste institut médicolégal.

Niobé ouvrit brusquement les yeux. Sous l’effet d’une intuition impérieuse, elle monta à l’étage supérieur où elle accéda à son bureau. Elle se rua sur son coffret personnel, qu’elle redescendit au pas de course dans la salle d’autopsie.

Ce dernier contenait, entre autres, des produits de dosage de l’activité métabolique. Bien que Niobé ne fût pas sensée effectuer ce genre de test, elle n’en possédait pas moins secrètement de quoi satisfaire sa curiosité personnelle, sans avoir à attendre des analyses laborantines parfois difficiles à justifier.

Et si jamais l’une de ses propres analyses officieuses devait révéler une information importante, Niobé commanderait alors ce même examen au laboratoire, et pourrait ensuite le verser officiellement au dossier.

Pour l’heure, Niobé souhaitait uniquement clarifier son ressenti.

L’étrange dépouille du dealer allumait en effet une alarme dans son esprit : celle d’une répétition suspecte. Ce corps avait en effet été précédé par un groupe de trois cadavres, une semaine plus tôt. Trois cadavres tout aussi étrangement « fades ».

Niobé se souvenait d’autant plus facilement d’eux que ces trois hommes avaient été connus de leur vivant pour avoir agressé plusieurs femmes dans le même quartier parisien. Niobé n’avait pu s’empêcher de murmurer à leurs cadavres : « j’espère que vous retiendrez la leçon, cette fois-ci ! ».

Trois cadavres étonnamment fades.

Comme celui de ce dealer.

Niobé secoua la tête, pour mieux chasser ce souvenir et revenir à ses préoccupations présentes.

Elle sortit un ensemble de petits flacons d’une boite sur laquelle était inscrit ADP/ATP ratio Assay kit. Elle préleva ensuite de minuscules fragments de muscles sur le cadavre du dealer. Elle les mélangea à différents produits, puis attendit que la couleur du réactif se modifie.

Niobé s’esclaffa finalement :

- Nom de Dieu : Il n’y a pas une seule molécule d’ATP dans les fibres musculaires de ce corps !

D’un point de vue biochimique, cette dépouille ne contenait absolument plus aucune réserve d’énergie organique. Pas même de quoi respirer, ou maintenir la température du corps… A un point tel que le cadavre de ce dealer en devenait effectivement plus mort que la mort elle-même.

Cette victime semblait avoir été totalement vidée de l’intérieur par...

Par quoi… Un vampire ?

Niobé jeta un œil moqueur sur le cou du sujet et ironisa :

- Non, pas la moindre trace de morsure !

Niobé demeura perplexe, au milieu de la grande salle d’autopsie vide.

Quatre corps au total. Cela fait quatre corps entièrement vidés de leur vitalité : les trois loubars arrivés ici il y a une semaine, et maintenant ce dealer de drogue.

Niobé trépignait. Il lui semblait qu’elle passait à côté d’une chose importante.

Une chose qui rode au-dehors, dans la nuit.

La jeune femme frissonna et se retourna brutalement.

Non, il n’y a personne.

Avec une nervosité qu’elle ne se connaissait pas, Niobé nettoya les lieux et rangea le matériel. Elle attendit ensuite l’arrivée du confrère chargé de la relever de sa garde nocturne.

Une fois ce dernier arrivé, Niobé rentra aussitôt chez elle et s’enferma à double tour.

En effet, son intuition ne l’avait encore jamais trompée.

*

Portée par l’ambiance nocturne, l’imagination de Sibylle se déployait avec volupté.

La chose rôde, dans la nuit parisienne. Elle s’abreuve de vies humaines.

Sibylle s’amusait comme une folle.

Une fois de plus, elle écrirait jusqu’au petit matin. Et une fois de plus, elle se coucherait pour se réveiller plus ou moins tard dans l’après-midi, ses cheveux roux en bataille et une grosse marque d’oreiller en travers du visage.

Plus tard, dans la soirée, Sibylle arriverait volontairement en retard chez ses parents pour y fêter l’anniversaire de sa mère… Juste de quoi faire rager son père, sans toutefois attrister sa mère.

Sibylle réalisa subitement qu’elle n’écrivait plus.

Ses doigts étaient relevés du clavier, et ses pensées rageusement braquées vers son père abhorré. Peut-être ce dernier eût-il manifesté quelque intérêt envers sa fille unique, si cette dernière avait suivi de prestigieuses études assorties d’une brillante carrière…

Au grand dam de son père, Sibylle n’avait rien fait de cela.

Le jour même de sa majorité, elle avait dressé le majeur de sa main droite bien haut, face à son géniteur. Elle avait planté son regard insolent profondément dans le sien puis, sans un seul mot, elle avait claqué la porte de la luxueuse demeure familiale derrière elle.

Les murs de la grande bâtisse avaient vibré comme rarement dans toute leur histoire. Ils n’avaient plus ensuite accueilli Sibylle que pour les quelques évènements familiaux qu’elle ne pouvait décemment pas éviter.

Tout cela pour que, deux ans plus tard, cette rousse demoiselle fulmine devant son ordinateur en ressassant son enfance brimée.

Et merde.

Sibylle se leva de son bureau et, vêtue de son confortable pyjama pilou-pilou, elle alla se préparer un capuccino dans la petite cuisine de son appartement. Le mobilier et l’équipement étaient minimalistes, mais suffisants pour une célibataire ou un jeune couple.

Sibylle se rendit ensuite dans le salon, où elle savoura son breuvage devant une télévision allumée mais silencieuse.

Au bout d’un moment, la jeune femme perçut une forme familière, qui s’agitait impatiemment à l’extérieur, derrière la fenêtre du salon qui donnait sur une corniche. Sibylle entendit alors le très faible son associé à cette activité :

- Miaaaa ! Miaaaa ! Miaaaa ! Exigeait un chat, dont les miaulements frénétiques franchissaient péniblement le double-vitrage.

L’animal, un chat de gouttière aux allures de prince outragé, émettait probablement ces appels depuis plusieurs dizaines de minutes.

Sibylle ouvrit à la bête, qui entra en revendiquant de façon mitraillée :

- Mia ! Mia ! Mia ! Mia !

Sa maîtresse le regarda avec amour, puis elle répliqua :

- Je t’avais pourtant conseillé de faire une carrière de lol-cat sur internet. Une petite vidéo marrante de toi sur youtube et hop ! Tu serais devenu adulé et riche à millions de croquettes.

- Mia ! Mia ! Mia ! Mia !

- Eh bah oui mon Chat-chat, la vie est ainsi faite.

- Mia-mia !

Le félin effectua une série de frottements lascifs contre sa maîtresse en émettant un ronronnement de plaisir. Queue et arrière-train relevés, la bestiole exhibait fièrement son anus.

- Mais oui mon Chat-chat, tu as le plus beau cul-cul du monde.

- Mia ! Mia !

- Tout à fait.

Sibylle commença à caresser son animal, dont l’arrière-train se rehaussait langoureusement à chaque passage de main.

Au bout de quelques minutes seulement, la jeune femme sentit ses paupières s’abaisser malgré elle. Elle s’endormit avec un chat ronronnant en guise de bouillote hypnotique.

*

Sibylle rêvait. Un rêve vague dans lequel, toujours habillée de son pyjama pilou-pilou, elle planait haut, très haut dans le ciel.

Le vol plané se fit descente, puis la descente se fit chute. Le souffle coupé par cette vitesse étourdissante, Sibylle passa dans d’immenses cataractes d’eau, puis…

Elle se réveilla brutalement, incapable de respirer.

De l’eau glacée se déversait sur elle en trombes.

Désorientée et choquée, Sibylle roula maladroitement sur le côté.

Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle était chez elle, sur le parquet de son salon, et qu’un grand jet d’eau froide sous pression tombait directement sur le canapé où elle s’était endormie.

L’eau ruisselait partout. Elle formait une immense flaque qui s’étendait jusqu’à la télévision… Et ses innombrables branchements électriques.

Le courant ! Je dois couper le courant immédiatement !

À la fois engourdie par l’eau glacée et par son réveil brutal, Sibylle se déplaça à quatre pattes en direction du tableau électrique. Elle se releva en titubant et actionna tant bien que mal le disjoncteur du bout de ses doigts mouillés.

L’appartement bascula aussitôt dans la nuit.

- Je n’avais pas pensé à ce menu détail… Murmura stoïquement Sibylle.

Le bruit de trombes d’eau retentissait toujours, dans le noir. Un moment plus tard, la vue de Sibylle s’accoutumait à la pénombre. Tout n’était plus qu’ombres et contours, sous le faible éclairage urbain extérieur.

- Miaaaaa ! S’alarma le félin terrifié, quelque part dans l’appartement sinistré.

- Oui Chat-chat, j’ai remarqué moi aussi. Déclara calmement Sibylle.

Grelottant dans son pyjama rose dégoulinant d’eau, elle se dirigea à tâtons vers la cuisine désormais obscure. Elle s’agenouilla devant l’évier en réprimant un frisson. Elle ouvrit les portes du petit meuble encastré juste en dessous et…

- Miaaaaa ! Miaaaaa ! Miaaaaa !

- On y travaille, Chat-chat. Lança placidement la jeune femme malgré le nouveau spasme glacé qui la saisissait.

Toujours agenouillée, elle fouilla à l’aveuglette, à la recherche de la vanne d’arrêt d’eau qu’elle avait un jour repérée dans le fond de ce bazar.

Elle insista longuement, maugréa, renversa plusieurs éléments et fut prises de nouveaux tremblements glacés qui la tétanisèrent durant un douloureux instant. L’eau était par ailleurs arrivée jusqu’à elle et mouillait davantage ses jambes et ses fesses déjà humides.

- Miaaaaa ! Miaaaaa ! Miaaaaa ! Insista le chat, qui s’était rapproché avec inquiétude, dans l’obscurité de la cuisine.

- Chat-chat, peux-tu s’il te plait avoir l’obligeance de la fermer ? S’impatienta subtilement Sibylle.

- Mia !

- Trop aimable.

Nouveau farfouillage, écorchage de main, cognage de tête, puis…

- Ah bah quand même !

La manette d’arrêt fut tournée. Tout d’abord dans le mauvais sens, puis dans celui conforme à un arrêt d’eau dans les règles de l’art.

Parfaitement discipliné, le bruit d’eau sous pression céda aussitôt la place à un écoulement plus apaisé.

Puis l’écoulement se tut lentement.

Plic… Ploc… Plic…

Sibylle demeura figée et frigorifiée, dans l’écoute méditative de multiples bruits de gouttes à gouttes, un peu partout dans la pénombre.

Plic… Ploc… Plic…

Un nouveau spasme glacé la ramena à elle.

Sibylle se releva lentement en luttant contre les tremblements qui l’agitaient des pieds à la tête. Elle passa une main dans ses cheveux roux humides, puis elle murmura en claquant des dents :

- D’abord, me sécher et me réchauffer. Ensuite… Eh bah ensuite on verra bien.

- Mia ! Sembla confirmer le félin avec entrain.

*

Niobé se réveilla en sursaut dans son lit.

Elle repoussa les couvertures et passa une main fébrile sur son front moite. Un cauchemar trouble l’avait tenue à moitié éveillée, dans un état fiévreux.

Le cœur de la légiste se serra lorsqu’elle réalisa que :

Ce n’était pas un cauchemar.

Elle venait de revivre sa journée de travail dans un demi-sommeil confus. Une journée réelle. Et ce cadavre, qui semblait plus mort que la mort elle-même… Ce cadavre existait bel et bien, lui aussi.

Niobé se rallongea dans son lit et tenta de se rendormir. En vain : elle ne faisait que se tourner et se retourner dans son lit insupportablement chaud.

La légiste se leva pour de bon.

Vêtue de sa seule petite culotte, elle alluma sa lampe de chevet et, telle une lionne en cage, elle tourna en rond dans sa chambre faiblement éclairée.

N’y tenant plus, elle se dirigea d’un pas décidé vers son téléphone portable en charge, et fit défiler ses contacts. Elle se figea, un doigt hésitant suspendu au-dessus de la ligne Lieutenant Pierrick.

- Il ne semblait pas pressé de boucler cette affaire… Murmura Niobé avec appréhension. Et en plus il est très tard.

La légiste demeura immobile, tiraillée entre la bienséance et le besoin pressant d’agir.

- Et merde… Lâcha-t-elle nerveusement.

Elle grimaça lorsque son doigt appuya de lui-même sur le contact du téléphone.

Première tonalité d’appel.

Niobé ne savait pas s’il elle préférait que son correspondant décroche ou non.

Seconde tonalité.

Niobé avait la désagréable impression de frapper rageusement à la porte du lieutenant, en pleine nuit, en beuglant comme une saoularde dépravée. Elle serra son téléphone de toutes ses forces.

Troisième tonalité.

- Allo ? Répondit la voix professionnelle du lieutenant, sans aucune fatigue apparente.

Niobé se crispa aussitôt :

- Bonsoir lieutenant… Niobé Camara à l’appareil... Je suis désolée de vous déranger à cette heure tardive…

- Il n’y a pas de mal, je ne dormais pas, répondit l’intéressé avec détachement. Pour tout vous dire, je suis même encore en service.

Niobé se relâcha en soufflant discrètement son soulagement.

Le lieutenant ajouta :

- J’imagine que vous avez quelque chose d’important à me dire.

Niobé réalisa alors l’incongruité de la situation qu’elle venait de provoquer sans même réfléchir. Elle contactait directement un gradé de la police judiciaire en pleine nuit, sur un dossier clairement indiqué comme non prioritaire, et dans le seul but de lui dire d’une voix mal assurée :

- Je dispose d’éléments, disons… Non exploitables judiciairement parlant, mais présentant des caractéristiques… Comment dire… Peu communes.

Le visage rouge de honte, Niobé prit une grande inspiration. Elle secoua la tête et lança vaillamment :

- Pour faire simple, il est important que vous prêtiez attention, sur tous les prochains cadavres à venir, à certaines caractéristiques que je souhaite vous communiquer…

- Poil au nez. Interrompit le lieutenant d’un ton parfaitement neutre.

Niobé se figea, interdite.

Non… Il ne vient pas de me répondre… Poil au…

Niobé s’enquit très poliment :

- Excusez-moi, lieutenant, qu’avez-vous dit ?

- Absolument rien d’important, répondit le policier avec un aplomb qui ne souffrait aucune contestation. Continuez, je vous prie.

- Bien… Reprit Niobé totalement déstabilisée. Le corps du dealer présente une série de symptômes incohérents, dont certains sont visibles à l’œil nu. Je souhaite que tout futur cadavre présentant ces signes soit orienté vers moi, si possible. Je passerai bien évidemment la consigne à mes confrères de mon côté.

Avec la lassitude d’un enfant piégé dans une conversation d’adulte, le lieutenant Pierrick lança :

- Pouvez-vous en venir aux faits, et aux symptômes en question ?

- Oui… Bien sûr…

Bien qu’elle se trouvât dans l’intimité de sa chambre à l’éclairage tamisé, Niobé transférait nerveusement ses appuis d’un pied sur l’autre. Elle bredouilla :

- Le premier détail a dû vous frapper vous-même, qui connaissiez la victime : Le teint de la peau est étonnamment clair… Comme délavé.

- Effectivement. Quoi d’autre ?

- Toujours au sujet de la peau… Sa texture a un aspect crouteux visible à l’œil nu…

- De la croute ?

- Oui un épiderme en aspect de croute. Comme si la victime avait subi une chute de température superficielle extraordinairement rapide.

- Eh bien ça alors… C’est la croute d’eau qui fait déborder le vase !

Les yeux de Niobé s’agrandirent de consternation. Comment un lieutenant de police pouvait-il réagir de façon aussi immature ?

Déconcertée par la situation, la légiste tenta timidement :

- Je vous prie de m’excuser, lieutenant, j’ai le sentiment de mal tomber. Vous m’avez dit que vous travailliez encore à cette heure tardive… Je vous dérange sans doute en plein milieu d’une tâche délicate…

- Pas du tout, qu’est-ce qui peut vous mettre une telle idée en tête ?

Une fois de plus, le ton du fonctionnaire de police était d’un professionnalisme irréprochable, et sa voix impeccablement posée. Une telle posture ne souffrait aucune remise en question.

Niobé communiqua donc, très professionnellement elle aussi, les derniers symptômes auxquels le policier et ses collègues devaient prêter attention.

- Bien, conclut ce dernier. Pouvez-vous me dire où tout cela nous mène ?

Niobé rougit davantage. Comment expliquer qu’elle ne faisait qu’obéir à une vague intuition ?

Cette même intuition ne l’avait toutefois jamais prise en défaut.

Les joues empourprées et le front en sueur, Niobé se lança bravement :

- Trois autres cadavres sont arrivés à l’institut médico-légal la semaine dernière. Ils présentaient le même état clinique incohérent que celui du dealer, notamment, et entre autres, une peau livide et crouteuse. Je ne sais pas encore ce que cela signifie, mais une chose est certaine : ces morts sont liées. D’une façon ou d’une autre, elles ont quelque chose d’inhabituel en commun.

Étonnamment, le lieutenant Pierrick ne profita pas de cette occasion pour placer un petit « poil aux mains ».

Encore plus étrangement, il ne s’enquit pas non plus de l’identité des trois autres corps et des circonstances de leurs décès.

Au lieu de cela…

- Vous êtes essoufflée ? S’inquiéta-t-il. Ou peut-être simplement nerveuse ? Ajouta-t-il d’un ton entendu.

Prise par surprise, Niobé eut alors cette désagréable impression : le lieutenant Pierrick était bien plus perspicace que ce qu’il laissait paraître.

Niobé bredouilla :

- C’est que… Voyez-vous, je ne dérange pas toutes les nuits un lieutenant de police sur ce genre de considérations, à plus forte raison si…

Niobé s’interrompit.

- Lieutenant… S’étonna-t-elle, il y a un bruit étrange sur la ligne. Comme si…

Comme si vous tambouriniez avec vos doigts sur votre téléphone, tel un gamin de quatre ans !

- Excusez-moi, je réfléchissais. Répondit le lieutenant le plus naturellement du monde.

Sidérée, Niobé relâcha lentement son bras. Elle laissa son smartphone descendre loin, très loin de son oreille. Comment une personne aussi inconséquente avait-elle pu accéder à une fonction chargée d’une telle responsabilité ?

Il fallut un petit moment à Niobé pour réaliser que son interlocuteur lui parlait toujours. Sa minuscule voix lui parvenait depuis la distance de son bras tendu vers le sol. Il semblait demander à l’un de ses collègues de lui ramener une barre chocolatée. « Un Twix ou un Lion de préférence ! »

Niobé s’assit à même la moquette de sa chambre, alors qu’un invisible poids pesait de plus en plus lourdement sur ses épaules. Elle le sentait viscéralement : ce qui se cachait derrière ces meurtres dépassait de très loin les compétences d’une légiste et d’un lieutenant.

Aussi farfelu ce dernier fût-il.

*

Sibylle était exténuée.

La nuit avait été longue et particulièrement contrariante. La matinée, passée à contacter assureur et dépanneurs n’avait guère été plus enthousiasmante.

Premier bilan de la situation : l’appartement était doublement sinistré.

La fuite d’eau, tout d’abord, avait compromis l’installation électrique et initié des dégâts étendus. Parquet, mur en placoplâtre... Beaucoup d’éléments avaient soufferts et allaient continuer à se dégrader en réaction à l’humidité absorbée.

La coupure d’eau, ensuite, entrainait l’inutilisation non seulement de l’eau courante, mais aussi du chauffage, pourtant alimenté par un circuit distinct.

« J’ai jamais vu un truc pareil ! » S’était esclaffé un plombier venu constater les dégâts. « À part un grand coup de perforateur, je ‘vois pas ce qui aurait pu fragiliser l’installation à ce point-là ! Et sur les deux systèmes de tuyauterie à la fois ! »

Sibylle avait bien sa petite idée sur la question… En effet, les bruyants travaux du voisin, la veille, n’étaient sans doute pas étrangers à ce sinistre. En particulier l’assourdissant vacarme métallique qui avait brutalement retenti dans les murs, aussitôt suivi d’un « Eh merde ! » catastrophé.

Puis d’un long silence coupable.

Sibylle se retrouvait donc privée d’électricité, d’eau et de chauffage, et cela au milieu du plus froid des hivers qu’elle ait vécus.

Il était désormais quinze heures de l’après-midi. Sibylle se tenait dans une librairie un peu plus grande que celle de la veille. Elle était cette fois-ci assise à une table, devant laquelle patientait une file de lecteurs, tous venus participer à cette séance de dédicace.

Sibylle leva son regard rougi de fatigue vers l’admirateur qui lui tendait un livre, un grand sourire ravi aux lèvres.

Seize ans à tout casser, timide et sur le point de me demander un truc super osé. Jaugea intérieurement Sibylle.

- Quel est ton prénom ? S’enquit-elle d’une voix un peu plus cassée qu’à l’accoutumée.

- Franck ! Lança maladroitement le garçon en rougissant.

Il hésita un instant avant d’ajouter en bredouillant :

- Vous êtes encore plus belle en vrai.

Et encore, mec, tu ne m’as pas vue après huit heures de sommeil, au sec et au chaud !

Sibylle sourit avec gentillesse, puis elle répondit tout en écrivant sa dédicace :

- Tu n’es pas vilain non plus, tu sais.

Le visage du garçon s’empourpra à en exploser. Il bredouilla quelques mots incompréhensibles puis, sans prévenir, il saisit son livre dédicacé et s’en fut en toute hâte.

Le lecteur suivant, un jeune homme aux cheveux ras, posa son livre devant Sibylle et demanda avec empressement :

- Il paraît que vous écrivez déjà un nouveau livre ?

- Tout à fait.

- Et il se passe de nos jours, à Paris, c’est ça ?

- Ouaip, ici même, dans cette magnifique ville !

Le jeune homme marqua un silence déçu, puis il demanda :

- Ça veut dire que Midori ne figurera pas dans cette histoire non plus ?

- Bah non, répliqua Sibylle avec une irritation perceptible.

Le lecteur suivant posa à son tour son livre sur la table. À peine Sibylle l’avait-elle ouvert pour écrire la dédicace, que l’impudent entamait les hostilités :

- Midori m’a énormément manqué. Envisagez-vous de la faire revenir dans votre prochain livre ?

- Non. Répondit aussitôt froidement Sibylle.

Elle planta son regard de braise dans celui de son interlocuteur, qui décampa rapidement.

Inquiet, le libraire s’approcha de la jeune femme et lui glissa à l’oreille : « Vous allez tous les faire fuir, à ce rythme-là ! »

- Sans blague, vous croyez ? Marmonna l’intéressée en passant paresseusement une main sur ses yeux brûlants de fatigue.

Le lecteur suivant déclara franchement la guerre en lançant dès son approche :

- Je suis ravi de vous voir en vrai ! Dites-moi, Midori…

- Non. Murmura résolument Sibylle, sans un regard pour son admirateur.

Ce dernier s’interrompit et se rapprocha en penchant la tête. Il s’enquit, avec l’enchantement de ceux qui ont enfin rencontré leur idole :

- Excusez-moi, je n’ai pas bien compris ce que vous avez dit…

Sibylle ferma les yeux et puisa profondément en elle avec une grande inspiration. Elle les rouvrit, puis répondit presque automatiquement :

- Oui.

- Comment ça, oui ?

- Midori reviendra, mentit Sibylle avec aplomb. Mais je ne peux évidemment pas en dire davantage pour l’instant.

Satisfait, le jeune homme repartit avec son exemplaire signé.

Une lectrice d’âge moyen se présenta ensuite. Une fois sa dédicace en main, elle lança avec candeur :

- Peut-être d’autres vous ont-ils déjà posé la question… Je voulais simplement savoir si… Midori…

- Oui. Grand retour, ‘peux pas vous donner de détails. Rétorqua Sibylle en fixant le prochain lecteur qui attendait juste derrière.

Trois heures plus tard, Sibylle s’étirait, dans la librairie enfin désertée par le public. Seul demeurait le libraire désabusé, dont le visage défait trahissait la mauvaise journée qu’il venait de vivre. Son regard accusateur incriminait clairement Sibylle, qui n’en avait cure.

Sa journée était en effet loin d’être terminée. Il lui fallait trouver un hôtel à prix correct et surtout, partie la plus éreintante de ces dernières vingt-quatre heures :

Aller fêter ce foutu anniversaire.

Sibylle sortit de la librairie en portant en elle cette lourde contrariété. Elle ne vit donc pas s’approcher d’elle…

- Sibylle ?

Clarisse, son ancienne camarade de classe et néanmoins admiratrice, se tenait juste à côté d’elle. Elle manifestait cette même joie de vivre que la veille.

Une joie qui importunait profondément Sibylle.

- Sibylle ! Reprit Clarisse, comment vas-tu aujourd’hui ?

- Un brin fatiguée, répondit l’intéressée en baillant. Désolée pour hier soir… ‘Pas eu le temps de t’appeler.

Clarisse lança avec compassion :

- Je sais, une fuite d’eau en pleine nuit, ça doit…

- Attends, comment sais-tu ça ? Coupa Sibylle en fronçant les sourcils.

- Bah enfin, c’est sur ton Insta ! Répondit simplement clarisse.

- Sur mon Insta ?

Sibylle n’avait aucun souvenir d’avoir alimenté cet élément de sa vie personnel.

Elle saisit son smartphone, ouvrit l’application adéquate, et lut ce qu’elle avait elle-même écrit :

Pause forcée dans l’écriture du manuscrit en cours !

Une photo de l’appartement sinistré illustrait le propos, postée par Sibylle le matin même.

- Aucun souvenir de ça. Je suis vraiment fatiguée… Lâcha-t-elle avec résignation.

- Je peux t’accueillir chez-moi, si tu veux ! Proposa aussitôt l’énergique Clarisse.

Sibylle secoua la tête négativement :

- Ça va durer longtemps, je ne peux pas t’imposer de…

- C’est juste le temps de te retourner ! Il y a toute la place et le confort suffisants pour deux personnes… Et puis, ça me fait tellement plaisir, tu ne peux pas imaginer à quel point !

Le doute envahit Sibylle. Elle se revoyait plus tôt, dans la journée, tenter vainement de trouver un hôtel libre et bon marché.

- Je… Je ne sais pas encore, capitula-t-elle presque. Je dois d’abord expédier une formalité. Je te rappelle ensuite… Ça ne devrait pas trop trainer je pense.

Une minute plus tard, Sibylle disparaissait dans la bouche d’entrée du réseau métropolitain.

*

Sibylle comptait arriver à l’anniversaire de sa mère avec un retard notable. Il lui fallait donc perdre du temps.

Elle s’assit au chaud, dans la salle d’un café parisien typique où elle commanda un café. Elle dégaina son smartphone, se connecta à son Cloud et accéda au manuscrit en cours de rédaction.

L’instant d’après, la rousse demoiselle pianotait sur l’écran de son smartphone, dans la rédaction fiévreuse de la suite de son histoire.

Confrontation entre la chose et six mafieux, la nuit, dans un vieux hangar parisien désaffecté… Un hangar rempli de vieilles bagnoles abandonnées, juste pour l’ambiance.

Une fois de plus, Sibylle s’amusait comme une folle.

En écho à cela, quelque part dans la capitale…

*

Il était deux heures du matin. Rabosce, un homme chauve et corpulent, se tenait avec cinq hommes de main dans un vieux hangar parisien abandonné et mal éclairé. De nombreuses voitures rouillées y étaient abandonnées, çà et là, en un agencement incompréhensible.

Une vague odeur d’huile et d’essence achevait de donner à ce lieux l’ambiance d’un endroit déserté de longue date, tout comme les environs proches de cette ancienne zone industrielle.

Rabosce fit signe à son équipe, qui ouvrit l’arrière d’un grand camion. Une dizaine de jeunes femmes terrifiées y étaient entassées. Pas une n’osa parler. Pas une n’osa même regarder le corpulent Rabosce, qui émit un petit rire cruel.

Il se racla la gorge dans un grand bruit répugnant, puis il lança de sa voix grasse :

- Bonjour les filles ! Vous allez continuer votre long voyage dans un autre camion, un peu moins spacieux celui-là, j’en ai peur. Profitez-en pour vous reposer car, après ça, vous n’allez pas chômer !

Rabosce se tourna vers l’un de ses cinq hommes de main. Il l’interpela en souriant :

- Tu vois bien que tout se passe sans problème ! Qui donc a bien pu te fourrer dans le crâne qu’il était dangereux de faire un peu de traite des blanches dans le coin ?

L’homme de main sourit nerveusement, tandis que ses quatre collègues inquiets concentraient toute leur attention sur les environs.

Pour toute réponse, le vieux hangar demeura sombre et silencieux.

Rabosce se moqua de ses hommes :

- Quelle bande de froussards vous faites, les gars… Même les gonzesses présentes dans ce camion en ont plus dans le froc que vous !

Agacé par la peur évidente de son équipe, Rabosce haussa les épaules. Puis il ordonna :

- Bon, allez ! Transférez-moi tout ça dans le fourgon, et on décarre !

Les femmes furent empoignées sans ménagement et entassées à l’arrière d’un utilitaire tout juste suffisant pour les contenir. Les portes allaient se refermer sur elles quand…

Clong !

Les hommes de mains se retournèrent aussitôt en braquant leurs armes vers les ténèbres du vaste hangar.

- Qu’est-ce que c’était ? S’alarma l’un d’eux. On aurait dit un bruit métallique…

- Oui, renchérit un autre, comme une plaque de tôle qui se déforme d’un coup.

Rabosce s’énerva :

- Non mais sans blague les mecs, vous allez jouer aux fillettes encore longtemps ? Je…

Clong !

Cette fois-ci, tout le monde sursauta, y compris Rabosce. Il demeura silencieux pendant que ses hommes se donnaient bonne contenance en faisant coulisser bruyamment les culasses de leurs armes.

Ce à quoi les ténèbres du hangar répondirent par un très métallique :

Clong-clong !

Rabosce recula discrètement d’un pas, afin de s’abriter derrière la ligne formée par ses hommes. L’un d’eux s’écria avec des accents de panique :

- Putain, Marco, c’est elle ! L’ombre ! Elle est là ! Juste là !

- Où ça Vince ? S’affola l’intéressé. Où ça !

Vince désigna une vieille voiture perdue dans l’obscurité du hangar, à une distance d’environ trente mètres du groupe. Près de cette voiture se tenait… Une silhouette dont on devinait uniquement les courbes féminines. Pas après pas, elle marchait lentement en direction du petit groupe de mafieux.

Les hommes de main commencèrent à paniquer :

- Nom de Dieu !

- Attendez les mecs, ‘tirez pas tout de suite ! Attendez qu’elle soit plus près !

- Je vous l’avais dit, patron ! Je vous l’avais dit !

Rabosce se fâcha :

- ‘Me dites pas que vous avez peur de ça ! Vous en avez dix autres comme elle juste derrière vous, dans le fourgon ! J’ai pas de temps à perdre, alors descendez-moi cette conne-là et remettons-nous au boulot !

- Clong !

Les hommes de main demeurèrent pétrifiés, alors que la silhouette féminine poursuivait sa lente approche. Chemin faisant, elle passait à proximité d’autres voitures… Dont chacune était alors prise d’un violent spasme sonore :

- Clong-cling !

L’indiscernable inconnue ne touchait pourtant aucune des carrosseries à côté desquelles elle passait.

Rabosce aboya :

- Mais tirez, nom de Dieu ! Tirez !

Leurs armes braquées sur l’inquiétante silhouette, les hommes de main n’osaient toujours pas ouvrir le feu. Tel un chat s’approche de sa proie en louvoyant, elle poursuivait sa progression tout en faisant réagir les carrosseries proches d’elle :

- Cling ! Clong !

La silhouette était désormais suffisamment proche pour que certains détails puissent être discernés.

Nom de Dieu !

Elle était entièrement nue. La jeunesse et la délicatesse de son visage aux cheveux bruns contrastaient terriblement avec son regard de prédateur, d’un vert surnaturel.

Rabosce remarqua alors un autre détail.

Les voitures… Elles se couvrent de givre lorsqu’elle s’en approche !

La proximité de cette chose à l’apparence humaine devait être terriblement glaciale… Au point de faire se contracter violemment le métal des carrosseries.

- Clong ! Sembla confirmer l’une des voitures.

La chose s’arrêta à une quinzaine de mètres du groupe. La voiture la plus proche d’elle émit le même bruit que les précédentes, puis l’une de ses vitres se fissura dans un bruit sec.

- Putain de bordel de merde, tirez ! Hurla Rabosce en reculant d’un pas.

Les hommes déchainèrent aussitôt le feu de leurs armes dans un vacarme assourdissant. La chose ne tenta ni de fuir ni même d’esquiver. Elle restait paresseusement debout, à encaisser les multiples impacts sans broncher.

- C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! S’affola Vince.

- Mais abattez-moi donc cette connasse ! S’époumona Rabosce, comme si son équipe était responsable de l’inefficacité des balles tirées.

Les hommes vidèrent entièrement leurs chargeurs, sous le faible éclairage du grand hangar.

Les détonations cédèrent brusquement place au plus épais des silences, dans lequel les tireurs désemparés demeuraient hébétés, au milieu de la fumée répandue par leurs armes.

L’angoissante jeune femme était toujours debout, au même endroit. Son regard inhumain dévorait les hommes de main… Y compris Rabosce, qui s’était discrètement dirigé vers l’avant du camion.

Il poussa un juron, saisit un imposant fusil mitrailleur et le braqua péniblement en direction de la femme au terrible regard… Un regard dans lequel dansaient toujours les mêmes impossibles reflets verts.

- C’est inadmissible ! Hurla Rabosce. Il faut tout faire soi-même, ici !

Il prit fermement appui sur ses pieds, se crispa de toutes ses forces sur l’arme et…

- Faites gaffe, chef ! Avertit respectueusement l’un des hommes de main. Le canon à tendance à partir d’un coup vers le haut avec ce genre d’arme, et…

Rabosce lança un regard noir à l’impertinent qui se tut aussitôt. Il fixa ensuite la jeune femme prédatrice, se prépara à encaisser l’important effet de recul de l’arme… Et appuya sur la gâchette.

Un déluge sonore de détonations saccadées sembla faire voler le hangar en éclat, tandis que le corps de la jeune femme était ébranlé par une série de chocs d’une indescriptible violence. Ces seules secousses auraient à elles seules brisé les os de n’importe quel être vivant.

Et pourtant…

Comme vissée au sol par les pieds, l’inquiétante femme demeurait debout, sans reculer ni vaciller. Elle ne semblait ni souffrir ni même s’inquiéter de la situation.

- C’est un cauchemar ! S’épouvanta Vince, alors que Rabosce poursuivait hargneusement son tir.

Chacune de ces balles a suffisamment de puissance pour arracher un membre, ou même couper un être humain en deux… Cette femme… Comment peut-elle rester en un seul morceau ? Comment peut-elle même tenir debout ?

Ignorant manifestement les spécifications techniques de l’arme de guerre utilisée contre elle, la chose encaissa les derniers tirs sans sourciller.

Épuisé, Rabosce lâcha l’arme imposante qui percuta le sol de toute sa masse.

Un silence pesant enveloppa à nouveau le sombre hangar.

- Nom de Dieu de bordel de merde… Lâcha Vince.

Les voitures proches étaient perforées d’impacts aussi gros qu’une tête humaine. Une balle avait également fracassé le béton du sol en formant un cratère d’au moins cinquante centimètres de diamètre.

L’inconnue, pour sa part, avait reçu de plein fouet une bonne vingtaine de ces balles. Elles étaient toutes fichées dans son corps pourtant à peine meurtri, duquel suintait vaguement un peu de sang.

Vince réalisa alors que la cage thoracique de cette chose n’était animée d’aucun mouvement respiratoire.

La créature ouvrit de grands yeux, dans lesquels dansaient toujours les mêmes impossibles reflets verts… Une fenêtre ouverte sur la plus inquiétante des folies.

Elle posa ce terrifiant regard sur Rabosce, qui appela ses sbires à la rescousse d’une voix tremblante :

- Les gars, faites quelque chose ! Faites quelque…

Sursautant de surprise, Rabosce tomba à la renverse dans un petit cri grotesque. La terrible jeune femme venait en effet de disparaître de sa position pour se matérialiser juste devant lui… Parcourant ainsi instantanément les quinze mètres qui les séparaient.

Paralysés par la terreur, les sbires de Rabosce réalisèrent que cette chose eût facilement pu esquiver chacun de leurs tirs, et cela dès la première détonation. Pourquoi alors s’était-elle laissé blesser aussi facilement ? Peut-être parce que…

Tout cela lui est égal ! Elle se fiche éperdument de ce qu’il peut lui arriver !

Assommé par cette révélation, Vince mit un genou à terre alors que sa vue se brouillait.

Cette créature n’était que folie. Cette même irrépressible folie, qui se diffusait lentement aux alentours et empoisonnait jusqu’aux ténèbres du hangar.

Sans prévenir, cette bête infernale sauta sur Rabosce, toujours étendu sur le sol. L’instant d’après, elle le chevauchait telle une lionne enragée.

Rabosce bégaya d’incompréhensibles propos, alors que la créature sauvagement campée sur lui le transperçait de son insoutenable regard.

L’un des hommes de main cria. Comme une fillette.

Les femmes entassées dans le fourgon lui répondirent en un écho plus soutenu.

Rabosce, pour sa part, était déjà aussi raide et glacé que la flaque d’eau qui venait de geler, près de lui.

La créature se releva lentement et resta debout. Cambrée telle une possédée, elle dominait de ses jambes arquées le cadavre de sa victime.

À bouts de nerfs, l’un des cinq malfrats restants se mit à rire avec le timbre de ceux qui ont perdu la raison.

La créature fit un premier pas vers lui, puis elle s’arrêta. Son corps se tordit bizarrement tandis que sa tête se penchait ostensiblement vers la droite, en exprimant la plus noire des démences.

Les cinq hommes hurlèrent et se sauvèrent à toutes jambes.

Du moins essayèrent-ils.

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