Huitième arrondissement de Paris, par une nuit glaciale d’hiver.
Une jeune femme brune chaudement vêtue s’avance seule, dans une rue déserte et mal éclairée. Elle se crispe subitement, apeurée. En effet, à une vingtaine de mètres devant elle se tiennent deux hommes à l’allure menaçante.
La jeune femme se retourne et ne peut retenir un cri apeuré. Derrière elle, un troisième homme interdit toute retraite. Il relève son menton mal rasé tandis qu’un rictus mauvais déforme son visage.
Encerclée, la femme crie sa détresse avec, pour seule réponse, le rire cruel de ses agresseurs. Leurs souffles se condensent en une brume glacée qui se mêle à celle de leur proie.
Anticipant la violence dont elle va faire l’objet, la victime se recroqueville et... L’un des hommes disparait dans un couinement ridicule et étouffé.
Les deux autres hommes réalisent que leur comparse vient d’être projeté dix mètres en arrière, avec une violence telle qu’il a perdu conscience avant même de toucher le sol.
Incrédules, les deux hommes abaissent leurs yeux sur la jeune femme, toujours tremblante et prostrée à leurs pieds. Ils tournent ensuite autour d’eux des regards inquiets... Et se figent, interdits.
Quinze mètres plus loin, dans la partie la moins éclairée de la rue, se tient une forme humaine aux contours féminins. Immobile et silencieuse, cette inquiétante silhouette semble observer les deux agresseurs et leur victime.
- Qui t’es, toi d’abord ! Beugle l’un des deux hommes, un jeune aux cheveux hérissés en brosse.
L’étrange silhouette féminine demeure muette.
Le jeune homme aux cheveux en brosse hésite… Il jette un regard au troisième comparse étendu dix mètres plus loin, toujours inconscient. Il fixe ensuite la silhouette avec nervosité. Puis il lance fébrilement à son complice :
- Elle est toute seule… On s’la fait ?
Le complice acquiesce et menace la silhouette :
- T’as encore une chance de t’en sortir. J’te laisse cinq secondes pour foutre le camp et après...
Le complice est aussitôt projeté avec une violence surhumaine. Il s’écrase à plat contre un mur et s’effondre à terre comme une masse.
Dernier des trois agresseurs encore valide, le jeune homme réalise que l’ombre humaine se trouve désormais juste devant lui.
Cette chose... Elle a parcouru la distance qui nous séparait comme ça... En un instant ?
Parvient-il à peine à penser, tandis que sa respiration s’accélère et émet un large nuage de vapeur.
Pétrifié par la peur, le jeune homme réalise alors que...
Elle... Elle...
La chose qui se tient contre lui a l’apparence d’un être humain. Sa peau est pourtant entièrement nue et givrée, comme si elle n’émettait pas sa propre chaleur.
Comme si elle n’avait jamais été vivante.
Sa bouche et son nez n’émettent d'ailleurs aucune vapeur.
Comme si... Comme si elle ne respirait pas !
Le regard vide de cette chose se plante dans celui du dernier agresseur. Elle se plaque contre lui, dans un mouvement lent mais irrépressible.
Le jeune homme tressaille de tout son corps... Le contact est plus violent qu’un millier d’aiguilles glacées. Le choc est tel qu’il s’évanouit. La chose le retient et l’enveloppe dans une étreinte plus froide encore.
La jeune femme, pour sa part, s’est déjà enfuie au loin. La chose n’en a cure ; elle s’abreuve de la chaleur de ceux qui furent trois hommes dans la force de l’âge.
Et elle s’en délecte à n’en plus finir.
La librairie avait été aménagée pour l’événement littéraire en cours : l’espace central était dégagé, et une vingtaine d’adolescents et d’adultes étaient tous assis sur des chaises dépareillées.
Debout au centre de cette assemblée se tenait une jeune femme rousse élancée aux cheveux mi-longs. Elle tenait dans ses mains une liasse de feuilles sur laquelle elle fixait toute son attention. Bien qu’elle eût l’âge d’une étudiante, il se dégageait d’elle la force de caractère d’une personne qui aurait déjà vécu bien des aventures… Mais vraisemblablement pas aussi extraordinaires que celle qu’elle lisait à voix haute pour son auditoire captivé.
La rousse demoiselle marqua une pause et prit une profonde inspiration. Puis elle acheva la lecture, de sa jeune voix légèrement cassée :
- Agenouillée sur le corps de sa proie, la chose dénudée n’avait d’humain que la forme. Et elle buvait tout son saoul... Oui, elle buvait littéralement la chaleur du malfrat qu’elle venait de mettre à terre. Vint ensuite le tour des deux autres comparses, dont elle absorba également la chaleur avec délice. Cette nuit parisienne était glaciale, et les suivantes le seraient bien davantage encore.
La jeune femme rousse abaissa la liasse de feuilles d’un mouvement théâtral. La salle demeura silencieuse un bref instant... Puis applaudit avec la retenue que la modeste librairie imposait naturellement.
Le libraire s’approcha de l’oratrice rousse. Il posa une main sur son épaule et lança à la cantonade :
- Merci, Sibylle, pour la lecture magistrale de cet extrait, tiré de votre nouveau manuscrit toujours en cours d’écriture !
L’intéressée sourit de toute la fraicheur de sa jeunesse. L’un des deux journalistes présents lui lança alors :
- Tous vos précédents livres se déroulent au japon médiéval. D’après l’extrait que vous venez de nous lire en avant-première, cette nouvelle histoire semble se dérouler à notre époque et en plein Paris... Pourquoi ce revirement ?
- Et pourquoi pas ? Nargua malicieusement Sibylle. Et puis, dans tous les cas, cela reste du fantastique... Rien de fondamentalement nouveau en somme.
Un jeune homme de l’assistance leva la main et demanda à son tour :
- Comptez-vous un jour faire revenir le personnage de Midori ? Son retour est en effet très attendu depuis vos deux derniers livres !
Sibylle répondit avec douceur :
- Vous n’êtes pas sans savoir que je suis une instinctive, en particulier avec les personnages que je crée.
Grand hochement de tête collectif, regards pétillants d’espoirs.
Sibylle fronça légèrement les sourcils, puis elle poursuivit d’un air renfrogné :
- Il se trouve que Midori a déjà eu le sort qu’elle méritait. Cette pétasse n’est pas près de revenir... Dans aucune de mes histoires. Jamais.
Stupeur de la salle, puis murmures de désappointement.
La rousse Sibylle enfonça le clou, de son habituelle voix légère et cassée :
- Question suivante ?
- Est-il vrai que vous avez quitté votre éditeur pour continuer seule, en autoédition ?
La jeune femme ne put retenir un sourire. Elle ajouta :
- C’est exact, et il y a plusieurs raisons à cela. La principale est que cet éditeur m’enfermait dans le même genre de scénarios, sous prétexte que cette recette est sûre en termes de ventes. Je ne vous refais donc pas le topo : pétasse, sort mérité, pas près de revenir, tout ça…
Constatant la mine désabusée des fans et des journalistes, le libraire commença à ouvrir la bouche pour temporiser la situation d’un mot léger... Mais il fut devancé par Sibylle, qui s’écriait déjà ostentatoirement :
- Question suivante ? Sur mon futur livre, si possible ?
Sibylle sortit de la librairie d’un pas nonchalant. Elle abandonnait un auditoire médusé, comme toujours, par son imprévisible tempérament de braise.
Elle ajusta son épais manteau, et souffla tout en relâchant ses épaules. Une lente traînée de vapeur s’étira paresseusement de sa bouche pour se disperser dans l’air glacé parisien...
Sibylle n’avait que faire des réactions de ses fans. Et elle n’avait que faire de ce qui serait colporté sur les réseaux sociaux ou dans la presse. Elle avait simplement agi en toute liberté, comme elle l’avait toujours fait. Selon elle, ce seul bonheur méritait bien qu’on lui sacrifiât tout le reste.
Les pensées de la jeune femme dérivaient délicieusement autour de cette idée quand...
- Sibylle ? L’interpella une voix féminine inconnue, dans son dos.
L’intéressée arrêta son pas tout en se retournant. Une jeune femme brune de son âge la rattrapait d’une démarche pressée et maladroite. Un peu replète, elle était armée de ce sourire pétillant qu’arborent tous les fans.
Rassemblant frileusement quelques particules de bonne volonté, Sibylle se préparait déjà à débattre de ses œuvres avec une admiratrice enfiévrée. Mais, contre toute attente...
- Sibylle ! Tu ne me reconnais pas ?
La susnommée Sibylle pencha la tête d’un côté et demeura silencieuse, un sourcil légèrement relevé.
- Voyons Sibylle... Tu ne me remets pas ? C’est moi, Clarisse !
Devant l’absence totale de réaction de son interlocutrice, la jeune femme brune ajouta en se désignant avec entrain :
- Clarisse Béjar, du collège Maintenon !
- Clarisse Béjar... Du collège... Répéta mécaniquement Sibylle avant d’ajouter : Clarisse Béjar ! Mais oui ! Mais... Tu as drôlement changée dis-donc !
- Oui, j’ai perdu quelques kilos ! Se vanta l’admiratrice en rougissant.
Elle se tut subitement puis reprit en rougissant davantage :
- J’ai lu tous tes bouquins ; c’est un peu comme si nous ne nous étions jamais quittées depuis le collège ! J’ai même l’impression de te connaître intimement, à travers tes histoires fantastiques… Bien plus encore qu’à l’époque où nous étions camarades de classe. Et maintenant, te revoilà devant moi après plusieurs années… Comme si rien n’avait changé !
- Eh oui... C’est étonnant ! S’esclaffa maladroitement Sibylle.
Clarisse la pressa alors :
- On pourrait se boire un verre et parler du bon vieux temps ?
- Oui... Bien sûr... Un verre... Bafouilla Sibylle. Eh bien, tu sais quoi ? On se rappelle pour organiser ça car je dois filer.
- Rien de grave ? S’inquiéta Clarisse.
- T’inquiète, affirma Sibylle en dégainant son téléphone portable. Vas-y, donne-moi ton numéro.
À peine la jeune écrivain avait-elle noté l’information qu’elle tournait déjà les talons et hâtait le pas.
- Tu ne m’appelles pas ? S’alarma Clarisse.
- Ce soir sans faute ! Lança Sibylle sans se retourner.
- Je veux dire... Tu ne m’appelles pas maintenant... Pour que j’aie moi aussi ton numéro ?
- À quoi bon puisque je t’appelle ce soir !
Clarisse émit une dernière requête... Qui se perdit dans la bourrasque glacée qui lui fouettait le visage.
Sibylle, pour sa part, était déjà loin.
- Liberté-liberté-liberté, nom de Dieu ! S’écria Sibylle en sortant du métro.
Ignorant les passants interloqués, la jeune femme s’empressa de rejoindre son appartement, situé au second étage d’un petit immeuble. Elle en poussa la porte qu’elle referma derrière elle avec soulagement.
Retrait du lourd manteau hivernal. Retrait de l’écharpe, des gants, des chaussures montantes à talon... Puis jetage de soi-même dans le canapé du salon.
Sibylle adorait ce qu’elle dénommait sa « tanière d’écrivain » : un F2 haussmannien de quarante-cinq mètres carrés, au charme authentique et entièrement repeint en blanc. Les moulures d’époque, le parquet en véritables lames de bois, la petite cheminée en marbre noir du salon... Tout cela apaisait la jeune femme.
Affalée dans son canapé et le regard vide, elle contempla longuement la télévision éteinte dont elle était séparée par une petite table basse.
Puis, au bout d’un moment...
Elle se releva, l’esprit enfiévré de scènes qui ne demandaient qu’à prendre corps. Il est l’heure d’écrire ! Se réjouit-elle intérieurement.
Sibylle se rendit d’un pas léger dans sa chambre à coucher. Il s’agissait d’une petite pièce meublée d’un lit et d’un bureau, sur lequel était posé un ordinateur portable ouvert. Il était à peine allumé que les doigts de la jeune femme couraient déjà frénétiquement sur le clavier.
Comme à chaque session d’écriture, ses yeux étaient fixés sur l’écran et un petit sourire de satisfaction relevait le coin droit de ses lèvres. Son imagination s’embrasait délicieusement :
Postée au sommet d’un immeuble, la même silhouette inquiétante se détache de la nuit. Elle s’abat, dix mètres plus bas, sur le dealer de drogue qui s’apprêtait à faire commerce de la mort. En un instant, il est devenu une victime glacée, dans le silence nocturne de la capitale.
Sibylle marqua une courte pause et nota les éléments de la trame à venir :
Le lendemain, la police découvre le corps et constate le caractère étrange de ce décès. Inspecteur singulier. Est-il stupide ou brillant ? L’autopsie révèle le caractère surnaturel du décès.
La jeune femme revint sur la scène de la silhouette et rentra dans le détail de son récit. Elle sourit davantage, tandis que ses doigts accéléraient leur course en une folle sarabande, détaillant chaque scène, chaque action, chaque pensée.
L’histoire s’animait et prenait vie avec un réalisme troublant.
Et effectivement, à ce moment-là, quelque part dans la capitale...
Les techniciens de la police scientifique achevaient de procéder à leurs prélèvements, autour d’un cadavre étendu sur le bitume d’une petite rue parisienne. Le pâle soleil hivernal éclairait cette scène avec peu de conviction.
Un sourcil dubitativement relevé, le lieutenant de police Pierrick observait la scène de crime avec le même manque d’entrain. Il bâilla avec la mollesse d’une matinée qui a débuté trop tôt.
Il plongea une main dans son long manteau, un élégant et chaud trench-coat, dont il tira une barre de céréales et un calepin. Il engloutit paresseusement la barre de céréales, puis commença à noter les éléments de la scène.
Le lieutenant Pierrick fixa attentivement le visage de la victime et hocha la tête. Il ajouta à ses notes :
Signe distinctif : mon Dieu qu’il est laid.
Le lieutenant demanda à la légiste qui rangeait ses instruments :
- Avez-vous fini vos mesures préliminaires ?
La légiste hocha affirmativement la tête en ajoutant :
- J’embarque le corps... À moins que vous ne souhaitiez observer quelques éléments ?
Sans même prendre la peine de répondre, le lieutenant tira un gant de vinyle neuf de la poche de la légiste et l’enfila. Il s’agenouilla silencieusement à côté de la dépouille, et ouvrit précautionneusement son manteau en cuir. D’une poche intérieure, il sortit plusieurs minuscules sachets en plastique transparent, dans lesquels se devinait une poudre blanche.
Le lieutenant Pierrick lâcha flegmatiquement :
- Très probablement des ballonnets de drogue prêts à la vente, du genre cocaïne ou héroïne.
Il se tourna vers les techniciens scientifiques et leur lança :
- Je vous laisse emporter ça !
Il s’adressa ensuite à la légiste :
- J’attends bien évidemment vos conclusions, il est néanmoins inutile de vous presser.
La légiste demeurant interloquée, le lieutenant ajouta :
- Ce gars est notoirement connu de nos services en tant que dealer. On voit bien par ailleurs qu’il a été tué avec une relative douceur : aucune blessure ou fracas apparent, aucune tentative de fuite d’après la position du corps... Sous réserve de votre expertise, bien entendu. J’ai en tout cas l’impression que ce gars-là a été tué dans le respect de la personne humaine.
- Dans le respect de la personne humaine ? S’offusqua la légiste.
- Oui, la sienne en l’occurrence. Il n’a pas eu le temps de souffrir, ce qui n’est pas le cas de sa clientèle de drogués... Je réitère donc ma première remarque : il est inutile de vous hâter, ceci n’est pas le plus urgent de nos dossiers. J’ai des êtres plus retords à ferrer, comme les banquiers sans scrupules par exemple.
Le lieutenant Pierrick tourna les talons et s’en fut, sans un regard pour la légiste médusée par sa conclusion.
La légiste venait de ramener le corps du dealer à l’institut médicolégal de Paris, où il était étendu sur une table métallique de dissection. Elle avait déjà revêtu sa blouse verte, ses gants et sa visière de protection.
Avec enthousiasme, elle lança à sa propre attention :
- Allez ma petite Niobé, c’est parti !
La jeune femme déshabilla entièrement le corps et demeura perplexe. Elle en fit le tour, le fit péniblement rouler sur le ventre, et l’examina sous toutes les coutures à l’aide d’une lumière vive.
- Voilà qui est étonnant, murmura-t-elle. Aucune trace de lividité cadavérique...
La légiste réfléchit un instant, puis elle s’adressa au cadavre :
- Etant donné l’heure estimée de votre décès et la température extérieure, votre peau devrait présenter des marbrures violacées, ce qui n’est pourtant pas le cas... Ou bien alors... Vous avez perdu du sang. Oui une hémorragie significative peut empêcher la formation de ces marbrures.
La légiste inspecta à nouveau le corps sous tous les angles. Elle lâcha finalement avec un intérêt rehaussé :
- Aucune blessure externe. Il n’y avait par ailleurs aucune trace de sang sur la scène de crime. Je dois encore vérifier la présence d’hémorragie interne. Plus tout le reste habituel, bien entendu.
Niobé procéda donc à la partie chirurgicale de l’autopsie.
Parvenue au bout d’un minutieux découpage et d’un examen scrupuleux, elle dut se rendre à l’évidence :
- Aucune fuite de sang, nulle part. Et, accessoirement, aucune cause apparente de la mort.
Niobé sourit telle une enfant découvrant un trésor, puis elle ajouta avec une joie sincère :
- Monsieur le dealer, votre cas devient très intéressant !
La légiste effectua un prélèvement de sang dans le cœur, qu’elle injecta dans un flacon étiqueté. Elle y nota quelques mots puis se tourna vers les morceaux du cadavre étalés sur la table de dissection.
Elle lança alors :
- Monsieur le dealer, permettez-moi de vous expliquer mon problème. Tout d’abord, un fait : les vaisseaux sanguins d’un cadavre perdent rapidement leur étanchéité après le décès. Un peu de sang aurait donc dû fuir à l’intérieur de votre corps et former sur votre peau des marbrures violacées visibles à l’œil nu. Ces marbrures sont pourtant absentes dans votre cas. La quantité de sang présente en vous semble par ailleurs normale, et je n’ai relevé aucune trace d’hémorragie. La question est donc la suivante : pourquoi votre sang ne réagit-il pas normalement ? Pourquoi ne forme-t-il aucune marbrure sur votre peau... Faut-il y voir un rapport avec l’inexplicable cause de votre décès ?
Niobé fixait à nouveau le cadavre avec circonspection quand...
Comment ne l’ai-je pas remarqué plus tôt !
Une indéfinissable impression se dégageait de ce corps... Quelque chose de fade et usé : l’odeur était moins marquée qu’à l’accoutumée, et la couleur des organes était pâle, comme celle du sang.
Une anémie ? Non...
Par ailleurs, et même s’il était encore trop tôt pour en juger, la décomposition de ce corps semblait être lente à débuter… Comme si les bactéries elles-mêmes manquaient de vitalité. Comme si ce cadavre, dans son intégralité, était davantage mort que tous ceux qui l’avaient précédé sur cette table.
- Plus mort que la mort elle-même... Ne put s’empêcher de murmurer Niobé, en fixant pensivement la dépouille découpée sur la table d’acier inoxydable.
Mue par une irrépressible certitude, la jeune femme retira sa visière de protection. Elle ouvrit le tube du prélèvement sanguin qu’elle avait effectué sur cette victime et… À l’encontre de tout protocole médico-légal élémentaire, elle inspira lentement et profondément.
Le sang était dépourvu de son habituelle odeur âcre et métallique. Lui aussi semblait terriblement fade, comme l’intérieur de ce cadavre.
- Plus mort que la mort elle-même. Reprit pensivement Niobé.
Elle effectua plusieurs autres prélèvements qu’elle étiqueta en vue de biopsies ultérieures. Elle refit un prélèvement sanguin afin de dépister le maximum de substances toxiques susceptibles d’entrainer la mort...
Et d’empêcher la formation de ces fichues marbrures cutanées !
Puis elle redonna un aspect présentable au corps, qu’elle rangea dans le casier horizontal d’un grand frigo mural.
Le reste de la journée passa à son rythme habituel, hors du temps, tandis que d’autres autopsies étaient effectuées en la compagnie de collègues légistes. Les heures défilèrent ainsi en un rythme hypnotique, puis la nuit commença à s’installer.
Les confrères de Niobé finirent par rentrer chez eux.
La jeune femme s’étira alors, toute seule au milieu du grand institut médico-légal mal éclairé.
C’est alors que…
Sibylle exultait.
Ecrire seule, en pleine nuit sur son ordinateur, dans sa petite chambre faiblement éclairée... Voilà qui la ravissait bien au-delà du descriptible.
Comble du délice : la jeune femme avait revêtu un pyjama molletonné de couleur rose ; un « pilou-pilou » comme elle se plaisait à le dénommer. Ceci tranchait avec sa tenue de journée, qui était à la fois féminine et rebelle, « garçonne juste ce qu’il faut », comme l’avait d’ailleurs complimenté son ancien éditeur.
Ce que tous ignoraient, y compris ses plus grands admirateurs, constituait pourtant l’essentiel de la vie de Sibylle : Le pyjama pilou-pilou, et les nuits blanches en solitaire. Deux éléments indissociables de son écriture, généralement fébrile.
Cette nuit-là ne faisait pas exception à la règle. Les phrases s’alignaient à toute vitesse sur l’écran de l’ordinateur portable, en un élan que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Sauf peut-être...
Sibylle sursauta, alors que retentissait la sonnerie de son téléphone posé à côté d’elle.
- Et merde ! S’exaspéra-t-elle en visualisant l’identité de l’appelant.
Elle laissa passer deux sonneries puis, s’inquiétant de l’heure tardive de cet appel, elle décrocha finalement... Sans pour autant abandonner sa mauvaise humeur de principe :
- Papa. Affirma-t-elle froidement.
- Comment va ma petite chérie ? S’enquit la voix grave et assurée du susnommé père.
- J’écris.
- Ha, constata la voix masculine avec une déception mêlée de dédain. Tu n’as toujours pas abandonné ces choses-là !
- Ces... Choses-là me tiennent à cœur, répondit sèchement Sibylle.
Un silence s’installa durant trois longues secondes, après lesquelles la voix paternelle reprit platement :
- Ça fait longtemps qu’on ne s’est ni vus ni parlés.
- Tu m’étonnes, répliqua froidement Sibylle, prête à en découdre.
Ignorant cette réaction de la même manière qu’il avait toujours ignoré les rêves de sa fille, le père reprit sans se démonter :
- Tu n’as pas répondu à mes SMS, et je voulais savoir si tu...
- Si je viendrai demain à l’anniversaire de maman.
- C’est ça. Je constate que tu as donc bien reçu mes messages.
- Je constate pour ma part, s’énerva Sibylle avant de continuer plus calmement : je constate que tu ne t’es pas inquiété de mon silence après plusieurs mois sans aucune nouvelle.
- Puis-je compter sur ta présence ? Répondit simplement la voix paternelle. Ta mère sera...
- Oui, je serai là. Notre parfaite petite famille sera réunie pour un moment parfait autour d’un gâteau tout aussi parfait. Ça fera une chouette photo à montrer à tes collègues.
- Bien, je compte sur toi. Constata la voix grave d’un ton insupportablement égal.
Sibylle raccrocha aussitôt. Elle savait que son père avait fait de même, trop heureux d’avoir obtenu rapidement satisfaction. Tout le reste à venir ne serait qu’apparences, comme toujours.
La jeune femme se leva et souffla d’énervement en serrant les poings.
Elle finit par se rassoir devant son ordinateur.
Un instant plus tard, elle écrivait à nouveau avec fébrilité.
Minuit était passé. Niobé tombait de fatigue, seule, au milieu de la grande salle d’autopsie désormais vide. Elle s’étira en levant son menton bien haut, puis elle poussa un profond soupir.
Elle savourait ce moment, dans l’unique salle éclairée d’un vaste institut plongé dans le noir le plus complet.
La jeune femme ouvrit brusquement les yeux. Sous l’effet d’une intuition aussi subite qu’impérieuse, elle monta à l’étage supérieur où elle accéda à son bureau. Elle se rua sur son coffret personnel, qu’elle redescendit au pas de course dans la salle d’autopsie.
Ce dernier contenait, entre autres, des produits de dosage de l’activité métabolique. Bien que la légiste ne fût pas sensée effectuer ce genre de test, cette dernière n’en possédait pas moins secrètement de quoi satisfaire sa curiosité personnelle, sans avoir à attendre des analyses laborantines parfois difficiles à justifier.
Et si jamais l’une de ses propres analyses officieuses devait révéler une information importante, la jeune femme commanderait alors ce même examen au laboratoire, et pourrait ensuite le verser officiellement au dossier.
Pour l’heure, Niobé souhaitait uniquement clarifier son ressenti. L’étrange dépouille du dealer allumait en effet une alarme dans son esprit : celle d’une répétition suspecte. Ce corps avait en effet été précédé par un groupe de trois cadavres, une semaine plus tôt. Trois cadavres tout aussi étrangement « fades ».
La légiste sortit un ensemble de petits flacons d’une boite sur laquelle était inscrit ADP/ATP ratio Assay kit. Elle préleva ensuite de minuscules fragments de muscles sur le cadavre du dealer. Elle les mélangea à différents produits, puis attendit que la couleur du réactif se modifie.
Elle s’esclaffa finalement :
- Nom de Dieu : Il n’y a pas une seule molécule d’ATP dans les fibres musculaires de ce corps !
D’un point de vue biochimique, cette dépouille ne contenait absolument plus aucune réserve d’énergie... Et cela à un point tel qu’elle en devenait effectivement plus morte que la mort elle-même , comme si la victime avait été totalement vidée de l’intérieur par...
Par quoi... Un vampire ?
Niobé jeta un œil moqueur sur le cou du sujet et ironisa :
- Non, pas la moindre trace de morsure !
Elle demeura perplexe, au milieu de la grande salle d’autopsie vide.
Quatre corps au total… Cela fait quatre corps entièrement vidés de leur vitalité : les trois loubars arrivés ici il y a une semaine, et maintenant ce dealer de drogue.
Niobé trépignait. Il lui semblait qu’elle passait à côté d’une chose importante.
Une chose qui rode au-dehors, dans la nuit.
La jeune femme frissonna et se retourna brutalement... Avant de se détendre.
Personne... Il n’y a personne.
Niobé nettoya les lieux et les rangea. Puis elle attendit l’arrivée du confrère chargé de la relever de sa garde nocturne.
Une fois ce dernier arrivé, elle rentra chez elle sans perdre un seul instant et s’enferma à double tour.
En effet, son intuition ne l’avait encore jamais trompée.
Portée par l’ambiance nocturne, l’imagination de Sibylle se déployait avec volupté.
La chose rôde, dans la nuit parisienne. Et elle s’abreuve de vies humaines.
Sibylle s’amusait comme une folle.
Une fois de plus, elle écrirait jusqu’au petit matin. Et une fois de plus, elle se coucherait pour se réveiller plus ou moins tard dans l’après-midi, ses cheveux roux en bataille et une grosse marque d’oreiller en travers du visage.
Plus tard, dans la soirée, la jeune femme arriverait volontairement en retard chez ses parents pour y fêter l’anniversaire de sa mère… Juste de quoi faire rager son père, sans toutefois attrister sa mère.
Sibylle réalisa subitement qu’elle n’écrivait plus. Ses doigts étaient relevés du clavier, et ses pensées rageusement braquées vers son père abhorré. Peut-être ce dernier aurait-il manifesté quelque intérêt envers sa fille unique, si cette dernière avait suivi de prestigieuses études assorties d’une brillante carrière...
Au grand dam de son père, Sibylle n’avait rien fait de cela.
Le jour même de sa majorité, elle avait dressé le majeur de sa main droite bien haut, face à son géniteur. Elle avait planté son regard insolent profondément dans le sien puis, sans un seul mot, elle avait claqué la porte de la luxueuse demeure familiale derrière elle.
Les murs de la grande bâtisse avaient vibré comme rarement dans toute leur histoire. Ils n’avaient plus ensuite accueilli Sibylle que pour les quelques évènements familiaux qu’elle ne pouvait décemment pas éviter.
Tout cela pour que, deux ans plus tard, la rousse demoiselle fulmine devant son ordinateur en ressassant son enfance brimée.
Et merde.
La jeune femme se leva de son bureau et, vêtue de son confortable pyjama pilou-pilou, elle alla se préparer un capuccino dans la petite cuisine de son appartement. Le mobilier et l’équipement étaient minimalistes, mais suffisants pour une célibataire ou un jeune couple.
Sibylle se rendit ensuite dans le salon, où elle savoura son breuvage devant une télévision allumée mais silencieuse.
Au bout d’un moment, la jeune femme perçut une forme familière, qui s’agitait impatiemment à l’extérieur, derrière la fenêtre du salon qui donnait sur une corniche. Sibylle entendit alors le très faible son associé à cette activité :
- Miaaaa ! Miaaaa ! Miaaaa ! Exigeait un chat, dont les miaulements frénétiques franchissaient péniblement le double-vitrage.
L’animal, un chat de gouttière aux allures de prince outragé, émettait probablement ces appels depuis plusieurs dizaines de minutes.
Sibylle ouvrit à la bête, qui entra en revendiquant de façon mitraillée :
- Mia ! Mia ! Mia ! Mia !
Sa maîtresse le regarda avec amour puis répliqua :
- Je t’avais pourtant conseillé de faire une carrière de lol-cat sur internet. Une petite vidéo marrante de toi sur youtube et hop ! Tu serais devenu adulé et riche à millions de croquettes.
- Mia ! Mia ! Mia ! Mia !
- Eh bah oui mon Chat-chat, la vie est ainsi faite.
- Mia-mia !
Le félin effectua alors une série de frottements lascifs contre sa maîtresse en émettant un ronronnement de plaisir. Queue et arrière-train relevés, la bestiole exhibait fièrement son anus.
- Mais oui mon Chat-chat, tu as le plus beau cul-cul du monde.
- Mia ! Mia !
- Tout à fait.
Sibylle commença à caresser son animal, dont l’arrière-train se rehaussait langoureusement à chaque passage de main.
Au bout de quelques minutes seulement, la jeune femme sentit ses paupières s’abaisser malgré elle. Elle s’endormit avec un chat ronronnant en guise de bouillote hypnotique.
Sibylle rêvait. Un rêve vague dans lequel, toujours habillée de son pyjama pilou-pilou, elle planait haut, très haut dans le ciel.
Le vol plané se fit descente, puis la descente se fit chute. Le souffle coupé par cette vitesse étourdissante, la jeune femme passa dans d’immenses cataractes d’eau, puis…
Elle se réveilla brutalement, incapable de respirer.
De l’eau glacée se déversait sur elle en trombes.
Désorientée et choquée, Sibylle roula maladroitement sur le côté. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle était chez elle, sur le parquet de son salon, et qu’un grand jet d’eau sous pression tombait directement sur le canapé où elle s’était endormie.
L’eau ruisselait partout. Elle formait même déjà une grande flaque qui s’étendait jusqu’à la télévision... Et ses innombrables branchements électriques.
Le courant ! Je dois couper le courant immédiatement !
À la fois engourdie par l’eau glacée et par son réveil brutal, Sibylle se déplaça à quatre pattes en direction du tableau électrique. Elle se releva en titubant et actionna tant bien que mal le disjoncteur du bout de ses doigts mouillés.
L’appartement bascula aussitôt dans la nuit.
- Je n’avais pas pensé à ce menu détail... Murmura stoïquement Sibylle.
Le bruit de trombes d’eau retentissait toujours dans le noir. Un moment plus tard, la vue de la jeune femme s’accoutumait à la pénombre. Tout n’était plus qu’ombres et contours, sous le faible éclairage urbain extérieur.
- Miaaaaa ! Miaaaaa ! Miaaaaa ! S’alarma le félin terrifié, quelque part dans l’appartement sinistré.
- Oui Chat-chat, j’ai remarqué moi aussi. Déclara calmement la jeune femme.
Grelottant dans son pyjama rose dégoulinant d’eau, Sibylle se dirigea à tâtons vers la cuisine désormais obscure. Elle s’agenouilla devant l’évier en réprimant un frisson, ouvrit les portes du petit meuble encastré juste en dessous et…
- Miaaaaa ! Miaaaaa ! Miaaaaa !
- On y travaille, Chat-chat. Lança placidement la jeune femme malgré le nouveau spasme glacé qui la saisissait.
Toujours agenouillée, elle fouilla à l’aveuglette, à la recherche de la vanne d’arrêt d’eau qu’elle avait un jour repérée dans le fond de ce bazar.
Elle insista longuement, maugréa, renversa plusieurs éléments et fut prises de nouveaux tremblements glacés qui la tétanisèrent durant un douloureux instant. L’eau était par ailleurs arrivée jusqu’à elle et mouillait davantage ses jambes et ses fesses déjà humides.
- Miaaaaa ! Miaaaaa ! Miaaaaa ! Insista le chat, qui s’était rapproché avec inquiétude, dans l’obscurité de la cuisine.
- Chat-chat, peux-tu s’il te plait avoir l’obligeance de la fermer ? S’impatienta subtilement Sibylle.
- Mia !
- Trop aimable.
Nouveau farfouillage, écorchage de main, cognage de tête puis...
- Ah bah quand même !
La manette d’arrêt fut tournée. Tout d’abord dans le mauvais sens, puis dans celui conforme à un arrêt d’eau dans les règles de l’art.
Parfaitement discipliné, le bruit d’eau sous pression céda aussitôt la place à un écoulement plus apaisé. Puis l’écoulement se tut lentement.
Plic... Ploc... Plic...
Sibylle demeura figée et frigorifiée, dans l’écoute méditative de multiples bruits de gouttes à gouttes, un peu partout dans la pénombre.
Plic... Ploc... Plic...
Un nouveau spasme glacé la ramena à elle.
Sibylle se releva lentement en luttant contre les tremblements qui l’agitaient des pieds à la tête, puis elle murmura en claquant des dents :
- D’abord, me sécher et me réchauffer. Ensuite... Eh bah ensuite on verra bien.
- Mia ! Sembla confirmer le félin avec entrain.
Niobé se réveilla en sursaut dans son lit. Elle repoussa les couvertures et passa une main fébrile sur son front moite. Un cauchemar trouble et lancinant l’avait tenue à moitié éveillée, dans un état fiévreux.
Le cœur de la légiste se serra lorsqu’elle réalisa que :
Ce n’était pas un cauchemar.
Elle venait de revivre sa journée de travail dans un demi-sommeil confus. Une journée réelle. Et ce cadavre, qui semblait plus mort que la mort elle-même... Ce cadavre existait bel et bien, lui aussi.
Niobé se rallongea dans son lit et tenta de se rendormir. En vain : elle ne faisait que se tourner et se retourner dans son lit insupportablement chaud.
La légiste se leva pour de bon. Vêtue de sa seule petite culotte, elle alluma sa lampe de chevet et, telle une lionne en cage, elle tourna en rond dans sa chambre faiblement éclairée.
N’y tenant plus, elle se dirigea d’un pas décidé vers son téléphone portable en charge, et fit défiler ses contacts. Elle se figea, un doigt hésitant suspendu au-dessus de la ligne Lieutenant Pierrick.
- Il ne semblait pas pressé de boucler cette affaire... Murmura Niobé avec appréhension. Et en plus il est très tard.
La légiste demeura immobile, tiraillée entre la bienséance et le besoin pressant d’agir.
- Et merde... Lâcha-t-elle nerveusement.
Elle grimaça lorsque son doigt appuya de lui-même sur le contact du téléphone.
Première tonalité d’appel.
Niobé ne savait pas s’il elle préférait que son correspondant décroche ou non.
Seconde tonalité.
Niobé avait la désagréable impression de frapper rageusement à la porte du lieutenant, en pleine nuit, en beuglant comme une saoularde dépravée. Elle serra son téléphone de toutes ses forces.
Troisième tonalité.
- Allo ? Répondit la voix professionnelle du lieutenant, sans aucune fatigue apparente.
Niobé se crispa aussitôt :
- Bonsoir lieutenant... Niobé Camara à l’appareil... Je suis désolée de vous déranger à cette heure tardive...
- Il n’y a pas de mal, je ne dormais pas, répondit l’intéressé avec détachement. Pour tout vous dire, je suis même encore en service.
Niobé se relâcha en soufflant discrètement son soulagement.
Le lieutenant ajouta :
- J’imagine que vous avez quelque chose d’important à me dire.
Niobé réalisa alors l’incongruité de la situation qu’elle venait de provoquer sans même réfléchir. Elle contactait directement un gradé de la police judiciaire en pleine nuit, sur un dossier clairement indiqué comme non prioritaire, et dans le seul but de lui dire d’une voix mal assurée :
- Je dispose d’éléments, disons... Non exploitables judiciairement parlant, mais présentant des caractéristiques... Comment dire... Peu communes.
Le visage rouge de honte, Niobé prit une grande inspiration. Elle secoua la tête et lança vaillamment :
- Pour faire simple, il est important que vous prêtiez attention, sur tous les prochains cadavres à venir, à certaines caractéristiques que je souhaite vous communiquer...
- Poil au nez. Interrompit le lieutenant d’un ton parfaitement neutre.
Niobé se figea, interdite.
Non... Il n’a quand même pas répondu... Poil au...
Niobé s’enquit très poliment :
- Excusez-moi, lieutenant, qu’avez-vous dit ?
- Absolument rien d’important, répondit le policier avec un aplomb qui ne souffrait aucune contestation. Continuez, je vous prie.
- Bien... Reprit la légiste, encore plus déstabilisée. Le corps du dealer présente une série de symptômes incohérents, dont certains sont visibles à l’œil nu. Je souhaite que tout futur cadavre présentant ces signes soit orienté vers moi, si possible. Je passerai bien évidemment la consigne à mes confrères de mon côté.
- Pouvez-vous en venir aux faits, et aux symptômes en question ? Lança le lieutenant avec la lassitude d’un enfant piégé dans une conversation d’adulte.
- Oui... Bien sûr...
Bien qu’elle se trouvât dans l’intimité de sa chambre à l’éclairage tamisé, Niobé transférait nerveusement ses appuis d’un pied sur l’autre. Elle bredouilla :
- Le premier détail a dû vous frapper vous-même, qui connaissiez la victime : Le teint de la peau est étonnamment clair... Comme délavé.
- Effectivement. Quoi d’autre ?
- Toujours au sujet de la peau... Sa texture a un aspect crouteux visible à l’œil nu...
- De la croute ?
- Oui un épiderme en aspect de croute. Comme si la victime avait subi une chute de température superficielle extraordinairement rapide.
- Eh bien ça alors... C’est la croute d’eau qui fait déborder le vase !
Les yeux de Niobé s’agrandirent de consternation. Comment un lieutenant de police pouvait-il réagir de façon aussi immature ?
Déconcertée par la situation, la légiste tenta timidement :
- Je vous prie de m’excuser, lieutenant, j’ai le sentiment de mal tomber. Vous m’avez dit que vous travailliez encore à cette heure tardive... Je vous dérange sans doute en plein milieu d’une tâche délicate...
- Pas du tout, qu’est-ce qui peut vous mettre une telle idée en tête ?
Une fois de plus, le ton du fonctionnaire de police était d’un professionnalisme irréprochable et sa voix impeccablement posée. Une telle posture ne souffrait aucune remise en question.
Niobé communiqua donc, très professionnellement elle aussi, les derniers symptômes auxquels le policier et ses collègues devaient prêter attention.
- Bien, conclut ce dernier. Pouvez-vous me dire où tout cela nous mène ?
Niobé rougit davantage. Comment expliquer qu’elle ne faisait qu’obéir à une vague intuition ?
Cette même intuition ne l’avait toutefois jamais prise en défaut.
Les joues empourprées et le front en sueur, la légiste se lança bravement :
- Trois autres cadavres sont arrivés à l’institut médico-légal la semaine dernière, et ils présentaient le même état clinique incohérent que celui du dealer, notamment une peau livide et crouteuse. Je ne sais pas encore ce que cela signifie, mais une chose est certaine : ces morts sont liées. D’une façon ou d’une autre, elles ont quelque chose d’inhabituel en commun.
Étonnamment, le lieutenant ne profita pas de cette occasion pour placer un petit « poil aux mains ».
Encore plus étrangement, il ne s’enquit pas non plus de l’identité des trois autres corps et des circonstances de leurs décès.
Au lieu de cela...
- Vous êtes essoufflée ? S’inquiéta-t-il. Ou peut-être simplement nerveuse ? Ajouta-t-il d’un ton entendu.
Prise par surprise, Niobé eut alors cette désagréable impression : le lieutenant Pierrick était bien plus perspicace que ce qu’il laissait paraître. La jeune femme bredouilla :
- C’est que... Voyez-vous, je ne dérange pas toutes les nuits un lieutenant sur ce genre de considérations, à plus forte raison si...
Niobé s’interrompit. Il lui semblait que...
- Lieutenant... Il y a un bruit étrange sur la ligne. Comme si...
Comme si vous tambouriniez avec vos doigts sur votre téléphone, tel un gamin de quatre ans !
- Excusez-moi, je réfléchissais. Répondit le lieutenant le plus naturellement du monde.
Sidérée, Niobé relâcha lentement son bras. Elle laissa son smartphone descendre loin, très loin de son oreille. Comment une personne aussi inconséquente avait-elle pu accéder à une fonction chargée d’une si lourde responsabilité ?
Il fallut à Niobé un petit moment pour réaliser que son interlocuteur lui parlait toujours. Sa minuscule voix lui parvenait depuis la distance de son bras tendu vers le sol. Il semblait se plaindre de banquiers sans scrupules.
La légiste s’assit à même la moquette de sa chambre, alors qu’un invisible poids pesait de plus en plus lourdement sur ses épaules. Elle le sentait viscéralement : ce qui se cachait derrière ces meurtres dépassait de très loin les compétences d’une légiste et d’un lieutenant.
Aussi farfelu ce dernier fût-il.
Sibylle était exténuée.
La nuit avait été longue et particulièrement contrariante. La matinée, passée à contacter assureur et dépanneurs n’avait guère été plus enthousiasmante.
Premier bilan de la situation : L’appartement était doublement sinistré. La fuite d’eau, tout d’abord, avait compromis l’installation électrique et initié des dégâts étendus. Parquet, mur en placoplatre... Beaucoup d’éléments avaient soufferts et allaient continuer à se dégrader en réaction à l’humidité absorbée.
La coupure d’eau, ensuite, entrainait l’inutilisation non seulement de l’eau courante, mais aussi du chauffage, pourtant alimenté par un circuit distinct.
« J’ai jamais vu un truc pareil ! » S’était esclaffé le plombier. « À part un grand coup de perforateur, je ‘vois pas ce qui aurait pu fragiliser l’installation à ce point-là ! Et sur les deux systèmes de tuyauterie à la fois ! »
Sybille avait bien sa petite idée sur la question... En effet, les bruyants travaux du voisin, la veille, n’étaient sans doute pas étrangers à ce sinistre. En particulier le brutal et assourdissant vacarme qui avait retenti, aussitôt suivi d’un « Eh merde ! » catastrophé, puis d’un long silence coupable.
Sibylle se retrouvait donc privée d’électricité, d’eau et de chauffage, et cela au milieu du plus froid des hivers qu’elle ait vécus.
Il était désormais quinze heures de l’après-midi. La jeune femme se tenait dans une librairie un peu plus grande que celle de la veille. Elle était cette fois-ci assise à une table, devant laquelle patientait une file de lecteurs, tous venus participer à cette séance de dédicace.
Sibylle leva son regard rougi de fatigue vers l’admirateur qui lui tendait un livre, un grand sourire ravi aux lèvres.
Seize ans à tout casser, timide et sur le point de me demander un truc super osé. Jaugea intérieurement Sibylle.
- Quel est ton prénom ? S’enquit-elle d’une voix un peu plus cassée qu’à l’accoutumée.
- Franck ! Lança maladroitement le garçon en rougissant.
Il hésita un instant avant d’ajouter en bredouillant :
- Vous êtes encore plus belle en vrai.
Et encore mec, tu ne m’as pas vue après huit heures de sommeil, au sec et au chaud !
Sibylle sourit avec gentillesse, puis elle répondit tout en écrivant sa dédicace :
- Tu n’es pas vilain non plus, tu sais.
Le visage du garçon s’empourpra à en exploser. Il bredouilla quelques mots incompréhensibles puis, sans prévenir, il saisit son livre dédicacé et s’en fut en toute hâte.
Le lecteur suivant, un jeune homme aux cheveux ras, posa son livre devant Sibylle et demanda avec empressement :
- Il paraît que vous écrivez déjà un nouveau livre ?
- Tout à fait.
- Et il se passe de nos jours à Paris, c’est ça ?
- Ouaip, ici même, dans cette magnifique ville !
Le jeune homme marqua un silence déçu, puis il demanda :
- Cela veut dire que Midori ne figurera pas dans cette histoire non plus ?
- Bah non, répliqua Sibylle avec une irritation perceptible.
Le lecteur suivant posa à son tour son livre sur la table. À peine Sibylle l’avait-elle ouvert pour écrire la dédicace, que l’impudent entamait les hostilités :
- Midori m’a énormément manqué. Envisagez-vous de la faire revenir dans votre prochain livre ?
- Non. Répondit aussitôt froidement Sibylle.
Elle planta son regard de braise dans celui de son interlocuteur, qui décampa rapidement.
Inquiet, le libraire s’approcha de la jeune femme et lui glissa à l’oreille : « Vous allez tous les faire fuir, à ce rythme-là... J’ai peur que le résultat obtenu soit à l’opposé de celui recherché ! »
- Sans blague, vous croyez ? Marmonna l’intéressée en passant paresseusement une main sur ses yeux brûlants de fatigue.
Le lecteur suivant déclara franchement la guerre en lançant dès son approche :
- Je suis ravi de vous voir en vrai ! Dites-moi, Midori...
- Non. Murmura résolument Sibylle, sans un regard pour son admirateur.
Ce dernier s’interrompit et se rapprocha en penchant la tête. Il s’enquit, avec l’enchantement de ceux qui ont enfin rencontré leur idole :
- Excusez-moi, je n’ai pas bien compris ce que vous avez dit...
Sibylle ferma les yeux et puisa profondément en elle avec une grande inspiration. Elle les rouvrit, puis répondit presque automatiquement :
- Oui.
- Comment ça, oui ?
- Midori reviendra, mentit Sibylle avec aplomb. Mais je ne peux évidemment pas en dire davantage.
Satisfait, le jeune homme repartit avec son exemplaire signé.
Une lectrice d’âge moyen se présenta ensuite. Une fois sa dédicace en main, elle lança avec candeur :
- Peut-être d’autres vous ont-ils déjà posé la question... Je voulais simplement savoir si... Midori...
- Oui. Grand retour, ‘peux pas vous donner de détails, tout ça... Rétorqua Sibylle en fixant le prochain lecteur qui attendait juste derrière.
Trois heures plus tard, Sibylle s’étirait, dans la librairie enfin désertée par le public. Seul demeurait le libraire désabusé, dont le visage défait trahissait la mauvaise journée qu’il venait de vivre. Son regard accusateur incriminait clairement la jeune femme, qui n’en avait cure.
Sa journée était en effet loin d’être terminée. Il lui fallait trouver un hôtel à prix correct et surtout, point le plus éreintant de ces dernières vingt-quatre heures :
Aller fêter ce foutu anniversaire.
Sibylle sortit de la librairie en portant en elle cette lourde contrariété. Elle ne vit donc pas s’approcher d’elle...
- Sibylle ?
Clarisse, son ancienne camarade de classe et néanmoins admiratrice, se tenait juste à côté d’elle. Elle manifestait cette même joie de vivre, qui semblait ne jamais l’avoir quittée depuis le collège. Une joie qui importunait profondément Sibylle.
- Sibylle ! Reprit Clarisse, comment vas-tu aujourd’hui ?
- Un brin fatiguée, répondit l’intéressée en baillant. Désolée pour hier soir... ‘Pas eu le temps de t’appeler.
Clarisse lança avec compassion :
- Je sais, une fuite d’eau en pleine nuit, ça doit...
- Attends, comment sais-tu ça ? Coupa Sibylle en fronçant les sourcils.
- Bah enfin, c’est sur ton blog ! Répondit simplement clarisse.
- Sur mon blog ?
La jeune femme n’avait aucun souvenir d’avoir alimenté cet élément de sa vie personnel.
Elle saisit son smartphone, ouvrit l’application adéquate, et lut ce qu’elle avait elle-même écrit :
Pause forcée dans l’écriture du manuscrit en cours !
Une photo de l’appartement sinistré illustrait le propos, postée par Sibylle le matin même.
- Aucun souvenir de ça. Je suis vraiment fatiguée... Lâcha-t-elle avec résignation.
- Je peux t’accueillir chez-moi si tu veux ! Proposa aussitôt l’énergique Clarisse.
Sibylle secoua la tête négativement :
- Ça va durer longtemps, je ne peux pas t’imposer de...
- C’est juste le temps de te retourner ! Il y a toute la place et le confort suffisants pour deux personnes... Et puis, ça me fait tellement plaisir, tu ne peux pas imaginer à quel point !
Le doute envahit Sibylle. Elle se revoyait plus tôt, dans la journée, tenter en vain de trouver un hôtel libre et bon marché.
- Je... Je ne sais pas encore, capitula-t-elle presque. Je dois d’abord expédier une formalité. Je te rappelle ensuite... Ça ne devrait pas trop trainer je pense.
Une minute plus tard, Sibylle disparaissait dans la bouche d’entrée du réseau métropolitain.
Sibylle comptait arriver à l’anniversaire de sa mère avec un retard notable. Il lui fallait donc perdre un temps significatif.
Elle s’assit au chaud, dans la salle d’un café parisien typique où elle commanda un café. Elle dégaina son smartphone, se connecta à son Cloud et accéda au manuscrit en cours de rédaction.
L’instant d’après, elle pianotait sur l’écran de son smartphone, dans la rédaction fiévreuse de la suite de son histoire.
Confrontation entre la chose et six mafieux, la nuit, dans un vieux hangar parisien désaffecté... Un hangar rempli de vieilles bagnoles abandonnées, juste pour l’ambiance.
Sibylle s’amusait comme une folle.
Un long moment plus tard, quelque part dans la capitale...
Il était deux heures du matin. Rabosce, un homme chauve et corpulent d’âge moyen, se tenait avec cinq de ses hommes de main dans un vieux hangar parisien abandonné et mal éclairé. De nombreuses voitures rouillées y étaient abandonnées, çà et là, en un agencement incompréhensible.
Rabosce fit signe à son équipe, qui ouvrit l’arrière d’un grand camion. Une dizaine de jeunes femmes terrifiées y étaient entassées. Pas une n’osa parler. Pas une n’osa même regarder le corpulent Rabosce, qui émit un petit rire cruel.
Il se racla la gorge dans un grand bruit répugnant, puis il lança de sa voix grasse :
- Bonjour les filles ! Vous allez continuer votre long voyage dans un autre camion, un peu moins spacieux celui-là, j’en ai peur. Profitez-en pour vous reposer car, après ça, vous n’allez pas chômer !
Rabosce se tourna vers l’un de ses cinq hommes de main. Il l’interpela en souriant :
- Tu vois bien que tout se passe sans problème ! Qui donc a bien pu te fourrer dans le crâne qu’il était dangereux de faire un peu de traite des blanches dans le coin ?
L’homme de main sourit respectueusement mais nerveusement, tandis que ses collègues inquiets concentraient toute leur attention sur les environs.
Pour toute réponse, le vieux hangar demeura sombre et silencieux.
Rabosce se moqua de ses hommes :
- Quelle bande de froussards vous faites, les gars... Même les gonzesses présentes dans ce camion en ont plus dans le froc que vous !
Agacé par la peur évidente de son équipe, Rabosce haussa les épaules puis il ordonna :
- Bon, allez ! Transférez-moi tout ça dans le fourgon, et on décarre !
Les femmes furent aussitôt empoignées sans ménagement et entassées à l’arrière d’un utilitaire tout juste suffisant pour les contenir. Les portes allaient se refermer sur elles quand...
Clong !
Les hommes de mains se retournèrent aussitôt en braquant leurs armes vers les ténèbres du vaste hangar.
- Qu’est-ce que c’était ? S’alarma l’un d’eux. On aurait dit un bruit métallique sourd...
- Oui, renchérit un autre, comme une plaque de tôle qui se déforme d’un coup.
Rabosce s’énerva :
- Non mais sans blague les mecs, vous allez jouer aux fillettes encore longtemps ? Je...
Clong !
Cette fois-ci, tout le monde sursauta, y compris Rabosce. Il demeura silencieux pendant que ses hommes se donnaient bonne contenance en faisant coulisser bruyamment les culasses de leurs armes.
Ce à quoi les ténèbres du hangar répondirent par un très métallique :
Clong-clong !
Rabosce recula discrètement d’un pas, afin de s’abriter derrière la ligne formée par ses hommes. L’un d’eux s’écria avec des accents de panique :
- Putain, Marco, c’est elle ! Elle est là ! Juste là !
- Où ça Vince ? S’affola l’intéressé. Où ça !
Vince désigna une vieille voiture perdue dans l’obscurité du hangar, à une distance d’environ trente mètres du groupe. Près de cette voiture se tenait... Une silhouette dont on devinait uniquement les courbes féminines. Pas après pas, elle marchait lentement en direction du petit groupe.
Les hommes de main commencèrent à paniquer :
- Nom de Dieu !
- Attendez les mecs, ‘tirez pas tout de suite ! Attendez qu’elle soit plus près !
- Je vous l’avais dit, patron ! Je vous l’avais dit !
Rabosce se fâcha :
- ‘Me dites pas que vous avez peur de ça ! Vous en avez dix autres comme elle juste derrière vous, dans le fourgon ! J’ai pas de temps à perdre, alors descendez-moi cette conne-là et remettons-nous au boulot !
- Clong !
Les hommes de main demeurèrent pétrifiés, alors que la silhouette féminine poursuivait sa lente approche. Chemin faisant, elle passait à proximité d’autres voitures... Dont chacune était alors prise d’un violent spasme sonore :
- Clong-cling !
L’indiscernable inconnue ne touchait pourtant aucune des carrosseries à côté desquelles elle passait.
Rabosce aboya :
- Mais tirez, nom de Dieu ! Tirez !
Leurs armes braquées sur l’inquiétante silhouette, les hommes de main n’osaient toujours pas ouvrir le feu. Tel un chat s’approche de sa proie en louvoyant, elle poursuivait sa progression tout en faisant réagir les carrosseries proches d’elle :
- Cling ! Clong !
La silhouette était désormais suffisamment proche pour que certains détails puissent être discernés.
Nom de Dieu !
Elle était entièrement nue. La jeunesse et la délicatesse de son visage aux cheveux bruns contrastait terriblement avec son regard de prédateur, d’un vert surnaturel.
Rabosce remarqua alors un autre détail.
Les voitures... Elles se couvrent de givre lorsqu’elle s’en approche !
La proximité de cette chose à l’apparence humaine devait être terriblement glaciale... Au point de faire se contracter violemment le métal des carrosseries.
- Clong ! Sembla confirmer l’une des voitures.
La chose s’arrêta à une quinzaine de mètres du groupe. La voiture la plus proche d’elle émit le même bruit que les précédentes, puis l’une de ses vitres se fissura dans un bruit sec.
- Putain de bordel de merde, tirez ! Hurla Rabosce en reculant d’un pas.
Les hommes déchainèrent aussitôt le feu de leurs armes dans un vacarme assourdissant. La chose ne tenta ni de fuir ni même d’esquiver. Elle restait paresseusement debout, à encaisser les multiples impacts sans broncher.
- C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! S’affola Vince.
- Mais abattez-moi donc cette connasse ! S’époumona pour sa part Rabosce, comme si son équipe était responsable de l’inefficacité des balles tirées.
Les hommes vidèrent entièrement leurs chargeurs, sous le faible éclairage du grand hangar. Les détonations cédèrent brusquement place au plus épais des silences, dans lequel les tireurs désemparés demeuraient hébétés, au milieu de la fumée répandue par leurs armes.
L’angoissante jeune femme était toujours debout, au même endroit. Son regard inhumain dévorait les hommes de main... Y compris Rabosce, qui s’était discrètement dirigé vers l’avant du camion.
Il poussa un juron, saisit un imposant fusil mitrailleur et le braqua péniblement en direction de la femme au terrible regard... Un regard dans lequel dansaient toujours les mêmes impossibles reflets verts.
- C’est inadmissible ! Hurla Rabosce. Il faut tout faire soi-même, ici !
Il prit fermement appui sur ses pieds, se crispa de toutes ses forces sur l’arme et...
- Faites gaffe, chef ! Avertit respectueusement l’un des hommes de main. Le canon à tendance à partir d’un coup vers le haut avec ce genre d’arme, et...
Rabosce lança un regard noir à l’impertinent qui se tut aussitôt. Il fixa ensuite la jeune femme prédatrice, se prépara à encaisser l’important effet de recul de l’arme... Et appuya sur la gâchette.
Un déluge sonore de détonations saccadées sembla faire voler le hangar en éclat, tandis que le corps de la jeune femme était ébranlé par une série de chocs d’une indescriptible violence. Ces seules secousses auraient à elles seules brisé les os de n’importe quel être vivant.
Et pourtant...
Comme vissée au sol par les pieds, l’inquiétante femme demeurait debout, sans reculer ni vaciller. Elle ne semblait ni souffrir ni même s’inquiéter de la situation.
- C’est un cauchemar ! S’épouvanta Vince, alors que Rabosce poursuivait hargneusement son tir.
Chacune de ces balles a suffisamment de puissance pour arracher un membre, ou même couper un être humain en deux... Cette femme... Comment peut-elle rester en un seul morceau ? Comment peut-elle même tenir debout ?
Ignorant manifestement les spécifications techniques de l’arme de guerre utilisée contre elle, la chose encaissa les derniers tirs sans sourciller. Épuisé, Rabosce lâcha l’arme imposante qui percuta le sol de toute sa masse.
Un silence pesant enveloppa à nouveau le sombre hangar.
- Nom de Dieu de bordel de merde... Lâcha Vince.
Les voitures proches étaient perforées d’impacts aussi gros qu’une tête humaine. Une balle avait également fracassé le béton du sol en formant un cratère d’au moins cinquante centimètres de diamètre.
L’inconnue, pour sa part, avait reçu de plein fouet une bonne vingtaine de balles. Elles étaient toutes fichées dans son corps pourtant à peine meurtri, duquel suintait vaguement un peu de sang.
Vince réalisa alors que la cage thoracique de cette chose n’était animée d’aucun mouvement respiratoire.
La créature ouvrit de grands yeux, dans lesquels dansaient toujours les mêmes impossibles reflets verts... Une fenêtre ouverte sur la plus inquiétante des folies.
Elle posa ce terrifiant regard sur Rabosce, qui appela ses sbires à la rescousse d’une voix tremblante :
- Les gars, faites quelques chose ! Faites quelque...
Sursautant de surprise, Rabosce tomba à la renverse dans un petit cri grotesque. La terrible jeune femme venait en effet de disparaître de sa position pour se matérialiser juste devant lui... Parcourant ainsi instantanément les quinze mètres qui les séparaient.
Paralysés par la terreur, les sbires de Rabosce réalisèrent que cette chose eût facilement pu esquiver chacun de leurs tirs, et cela dès la première détonation. Pourquoi alors s’était-elle laissé blesser aussi facilement ? Peut-être parce que...
Tout cela lui est égal ! Elle se fiche éperdument de ce qu’il peut lui arriver !
Assommé par cette révélation, Vince mit un genou à terre alors que sa vue se brouillait.
Cette créature n’était que folie. Cette même irrépressible folie, qui se diffusait lentement aux alentours et empoisonnait jusqu’aux ténèbres du hangar.
Sans prévenir, cette bête infernale sauta sur Rabosce, toujours étendu sur le sol. L’instant d’après, elle le chevauchait telle une lionne enragée.
Rabosce bégaya d’incompréhensibles propos, alors que la créature sauvagement campée sur lui le transperçait de son insoutenable regard.
L’un des hommes de main cria. Comme une fillette.
Les femmes entassées dans l’utilitaire lui répondirent en un écho plus soutenu.
Rabosce, pour sa part, était déjà aussi raide et glacé que la flaque d’eau qui venait de geler, près de lui.
La créature se releva lentement et resta debout. Cambrée telle une possédée, elle dominait de ses jambes arquées le cadavre de sa victime.
À bouts de nerfs, l’un des cinq malfrats restants se mit à rire avec le timbre de ceux qui ont perdu la raison.
La créature fit un premier pas vers lui, puis elle s’arrêta. Son corps se tordit bizarrement tandis que sa tête se penchait ostensiblement vers la droite, en exprimant la plus noire des démences.
L’un des hommes de main hurla et se sauva à toutes jambes.
Du moins il essaya.
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