Sébastien Donner

Vies antérieures : extrait n°1

Couverture de livre montrant une silhouette féminine armée d'un sabre japonais

CHAPITRE PREMIER
La tranchée

Armentières, le 22 février 1917

Très chère mère,

Nous avons toujours cru, mes camarades soldats et moi-même, que l'ennemi le plus difficile à tuer se trouvait dans la tranchée adverse. Oui, après plus de deux ans d'une guerre ou chacun tient sa position, tranchées allemandes contre tranchées françaises, rien ne semblait jamais devoir changer... Nous étions même devenus coutumiers des menaces sournoises que sont les obus et les tireurs d'élite ennemis.

Mais tout a basculé il y a presque cinq semaines.

Nous croyions au début à des désertions. Je dois aujourd'hui me rendre à la seule évidence que nos chefs refusent de regarder en face : elle nous dévore. Notre tranchée nous dévore méthodiquement les uns après les autres ! Comment interpréter autrement le fait que les plus vigoureux de mes camarades sont systématiquement ceux qui disparaissent les premiers ?

De nouvelles troupes françaises et canadiennes sont venues nous renforcer par deux fois, suite à ces pertes massives et inexpliquées. Là encore, les plus forts sont ceux qui ont disparus.

Pas un seul n'a été retrouvé à ce jour, et je vois difficilement comment autant de déserteurs auraient pu échapper à la vigilance des officiers et de la gendarmerie durant tout ce temps. S'ils se sont enfuis, pourquoi ont-ils laissé ici la totalité de leur barda et de leurs effets personnels ? S'ils ont été tués, où diable reposent leurs corps ? Et qui aurait pu extraire discrètement ces dépouilles d'une tranchée profonde de trois mètres ?

Comme je vous l'ai déjà expliqué dans mes précédentes lettres, nous ne subissons guère plus d'une poignée de combats par an. Contrairement à d'autres endroits du front, nous bénéficions d'un calme relatif... Et ce sont finalement les conditions de vie précaires qui nous tuent davantage que les balles et les obus.

Mais aujourd'hui, cette tranchée est devenue plus dangereuse encore que tout le reste. Oui, je peux le sentir clairement : il y a quelque chose ici qui ne meurt pas facilement. Quelque chose qui se nourrit de nos vies.

Et je crains de payer très prochainement le prix de mon excellente santé.

Votre fils Alphonse, qui vous aime.

*

Fichtre ! Laissa échapper le soldat Philippe en s'étalant de tout son long sur le sol de la tranchée.

Le jeune homme se releva pesamment. Il toussa longuement et grassement, puis laissa son regard glisser sur ses camarades en uniforme. Capote bleu horizon sur pantalon en velours côtelé, ils étaient tous frileusement assis contre le mur terreux de la tranchée. Comme Philippe, la plupart étaient maigres et malades. Certains avaient le nez plongé dans un livre, d'autres lisaient ou relisaient pour la énième fois le courrier envoyé par leur famille ou une bienfaisante marraine de guerre... Et beaucoup tuaient l'ennui en jouant aux cartes, l'air hagard, dans la torpeur de cette tranchée profonde et glacée.

Pas un seul d'entre eux ne releva la tête en direction du maladroit Philippe. Ce dernier ramassa son casque de métal, le vissa sur sa chevelure brune rase, puis poursuivit sa route en frottant ses mains raidies par le froid. La tranchée n'était pas creusée en ligne droite mais en zigzag, afin de protéger ses occupants des tirs en enfilade et des explosions d'obus qui pouvaient y tomber...

Philippe progressait donc sans ne jamais voir plus loin qu'à neuf mètres de distance. La terre et les sacs de sable, qui montaient à plus d'un mètre au-dessus de sa tête, ne laissaient subsister par ailleurs qu'une bande de ciel gris... Il en résultait une oppressante et étrange sensation d'être enterré à l'air libre. Sans doute cela achevait-il d'abrutir des soldats déjà hébétés par cette guerre immobile.

A force d'avancer, Philippe parvint à une casemate creusée dans le flanc de la tranchée, et tapissée de planches en bois.

Vue de l'intérieur, elle semblait n'être qu'une cabane sombre dépourvue de fenêtres, dans laquelle plusieurs hommes somnolaient sur de simples paillassons jetés à même le sol.

- Alphonse ? Chuchota Philippe en poussant doucement l'épaule de l'un d'entre eux.

- Bigre, vas-tu me laisser dormir ! S'énerva celui qui venait d'être indélicatement tiré de son sommeil.

- Mille excuses... Bredouilla Philippe en réalisant sa méprise.

Il se remit en route, scrutant les visages des hommes qu'il croisait, et pénétrant dans chaque casemate qui se présentait sur son trajet sinueux. Cette progression commençait à avoir un effet hypnotique quand il le trouva enfin.

- Alphonse ! S'écria Philippe.

Assis seul sur la terre gelée, un jeune homme roux et frêle leva des yeux bleus fatigués vers Philippe. Ce dernier s'abaissa et s'approcha pour lui murmurer à l'oreille :

- Alphonse ! Ça y est, le photographe est arrivé ! Il commençait déjà à installer son matériel quand je l'ai quitté... il faut te hâter !

- Je refuse de participer à cette mascarade. Rétorqua Alphonse d'une voix lasse, alors que le vent glacé emportait la vapeur de son souffle.

- Une mascarade ? S'étonna Philippe. Mais tu dérailles complète...

- Ecoute-moi. Ce photographe ne nous a pas été envoyé par hasard, et nous n'avons certainement pas été sélectionnés pour notre exceptionnelle bravoure... Réfléchis un peu ! Nous sommes affectés à un site de guerre modèle, tel qu'il est décrit dans le manuel du parfait fantassin : nous profitons de plusieurs jours de repos complet, ici, dans cette tranchée de seconde ligne exemplaire, aménagée en retrait du front. Une fois frais et dispos, nous échangeons notre place avec ceux qui occupent la tranchée de première ligne, directement exposée aux assauts. Sache que, en d'autres endroits, nos camarades ne doivent se débrouiller qu'avec une seule tranchée, qui ne leur offre ni le repos ni le confort dont nous disposons ! Ce photographe, auquel tu souhaites prêter ton concours, a sans doute pour mission de prendre de belles images, censées représenter la totalité de notre armée.

- Mais d'où tires-tu donc de telles certitudes ? Tenta Philippe dans un grand sourire apaisant. Allez... Cesse donc de bouder, ça te fait une vilaine mine !

- Tu me trouves négatif ? Je ne fais que mesurer notre honteuse chance de nous trouver ici, à nous prélasser en un point du front qu'aucun chef ne juge utile de conquérir à tout prix. Je...

Une involontaire bousculade interrompit net la tirade d'Alphonse. La tranchée venait de se remplir de camarades soldats, qui se dirigeaient à marche forcée dans la même direction. Beaucoup toussaient ou tenaient à pleine main leur ventre endolori par la maladie.

- Mince, nous relevons déjà les gars de première ligne ! Se plaignit Philippe en réprimant une quinte de toux.

Alphonse se leva avec résignation, plaça son casque sur ses cheveux roux et enfila son sac à dos. Il souffla ironiquement :

- Pas de photographie pour nous aujourd'hui !

Une minute plus tard, Alphonse et Philippe s'engouffraient avec leurs camarades dans l'un des boyaux qui perçaient le flanc avant de leur tranchée. Ils progressèrent durant une centaine de mètres dans ce passage étroit, tout juste suffisant pour faire passer un homme de front. Cela faisait plus de deux ans qu'ils passaient ainsi d'une tranchée à l'autre en utilisant... Des tranchées de communication. Plus de deux ans à ne presque jamais sortir la tête de ce réseau à ciel ouvert.

Philippe pesta, alors que le canon de son fusil se plantait pour la troisième fois dans la terre de ce passage exigu, puis... Il déboucha dans la tranchée de première ligne, en contact direct avec l'ennemi. Les hommes se répartirent aussitôt le long d'une portion de plusieurs centaines de mètres, arme en main.

Alphonse fut parcouru d'un frisson qui le secoua des pieds à la tête.

- C'est pour ce soir. Murmura-t-il avec fatalité

Oui, il va se passer quelque chose de grave ce soir même.

*

Ernest Lebranchu collait son oeil à la visée de son arme périscopique. Il s'agissait d'un fusil lebel classique, dont la crosse avait été ingénieusement rehaussée. Les soldats pouvaient ainsi, sans s'exposer, viser et tirer depuis le sommet de la tranchée située trente centimètres au-dessus de leur tête.

Ernest utilisait ce dispositif pour scruter attentivement l'espace situé entre lui et la tranchée adverse, en dépit du crépuscule naissant.

- La nuit commence à tomber. Murmura-t-il en direction de l'ennemi. Vous n'allez donc pas tarder à sortir pour secourir votre copain...

Un sourire malsain déformait ses lèvres, qu'il pourlécha inconsciemment. Il ajouta d'un ton cruel :

- Allez... Petits-petits !

- Comment ça ! S'exclama Alphonse, assis près de lui. Le boche que tu as abattu tout à l'heure est encore en vie ?

- Ouaip, répliqua Ernest, l'oeil toujours collé au système périscopique. Il remue un peu de temps à autre... Ca fait une bonne heure que je ne vois plus les détails, mais je suis sûr qu'il appelle encore ses potes. Ils vont tenter de le récupérer dès qu'ils se croiront protégés par la nuit, et là...

Ernest imita le bruit sourd d'un impact de balle puis retint un rire.

Écoeuré, Alphonse se releva et s'éloigna de quelque pas. Il se retourna et...

Le salopard !

Son camarade tireur avait reculé de sorte à ce que le canon de son fusil ne pointe plus hors du parapet de la tranchée, ce qui le rendait invisible à l'oeil ennemi sous le clair-obscur. Cette position était néanmoins très inconfortable : Ernest devait maintenir un effort constant pour caler son arme de plus de cinq kilos. Ses jambes tremblaient mais, porté par son désir de massacre, il maintenait la stabilité parfaite du fusil.

- Allez, 'fais pas ta pucelle effarouchée ! Lança Ernest à l'attention d'Alphonse. Ils font pareil, en face. Il n'y a qu'une seule loi : manger ou être mangé !

- Contrairement à toi, je n'y prends aucun plaisir ! S'insurgea Alphonse. Et je n'ai jamais tiré sur des hommes qui allaient porter secours à l'un des leurs.

- Tu veux peut-être aller le sauver toi-même ? Se moqua Ernest avant de rire en sourdine. Et puis quoi ? Il y a des cas où on peut les dégommer, et d'autres pas ? C'est la guerre, bon Dieu ! Et il se trouve que je suis nyctalope : je vois bien mieux dans l'obscurité que quiconque. C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis tireur d'élite, eh houai mon gars... Ca et le fait que je peux loger avec précision une balle à huit cents mètres en plein jour ! Voilà comment je vais en surprendre quelques-uns dans un instant !

Alphonse s'assit tout au fond de la tranchée et fixa silencieusement la terre, face à lui, qui se fondait dans le crépuscule naissant.

- Putain ! Je le vois à nouveau bouger ! Chuchota Ernest avec euphorie. Allez, venez les petits ! Venez sauver votre copain !

Alphonse se retint de plaquer ses mains sur ses oreilles. Au lieu de cela, il continuait à entendre la jouissance malsaine de son camarade qui jubilait :

- Ça y est, je crois qu'ils tentent une sortie pour le récupérer !

Alphonse imaginait le soldat ennemi tombé près de sa propre tranchée, à seulement cent-cinquante mètres de là... Un homme gémissant et suppliant ses compagnons.

Ernest chuchota alors sa phrase fétiche, celle qu'il plaçait à chaque fois qu'il s'apprêtait à donner la mort.

- Le petit oiseau va sortir...

Alphonse se crispa, dans l'attente d'une détonation qui ne venait pas. Il leva la tête vers Ernest et...

- Oh mon Dieu ! Il a... Disparu ?

Alphonse se tourna vers les soldats les plus proches et leur demanda :

- Ernest... Vous avez bien vu ? Il était juste là, à côté de moi, sur le point de tirer et... Il... Il vient de se volatiliser !

Alphonse devinait les mines incrédules et embarrassées de ses camarades, dans l'obscurité qui s'épaississait. Il inspira profondément, puis fixa l'une des deux extrémités visibles de sa portion de tranchée, prise entre deux virages.

Ernest n'aurait pas pu passer à côté de tous ces hommes sans les bousculer, donc...

Alphonse pivota vers l'autre extrémité de la tranchée et se lança à pas rapide. Franchissant un premier virage, il découvrit les neuf mètres visibles suivants, également occupés par plusieurs soldats.

- Ernest... Avez-vous vu Ernest ? Leur lança-t-il à voix basse.

Signe négatif de plusieurs têtes.

- Quelqu'un vient-il de passer par ici ? Insista-t-il.

Même signe négatif.

C'est tout bonnement impossible ! Il est forcément parti dans un sens ou dans l'autre !

- T'as l'air d'avoir vu le diable en personne, mon gars ! Lança l'un des soldats.

- Ernest vient de... De disparaître. Répondit Alphonse avec hésitation.

- Qu'est-ce que t'entends par là ?

- Eh bien... Il était à côté de moi, en poste d'observation, et l'instant d'après...

Alphonse ne put achever sa phrase tant elle lui paraissait ridicule. L'un des hommes en position de tir utilisa son fusil périscopique pour scruter attentivement le no man's land qui s'étendait entre les tranchées françaises et allemandes. Il déclara finalement d'une voix rendue sifflante par la maladie :

- Y'a pas un seul boche en mouvement ici. Tu peux me faire confiance, je suis nyctalope et...

- Je t'en félicite, le coupa Alphonse dans un mélange de panique et d'impatience. De toute façon, je ne vois pas comment les boches auraient pu extraire Ernest de la tranchée en silence, sous mon nez et celui des autres soldats... Nous avons un problème. Un gros problème !

- Parle moins fort ! Le réprimanda l'un des hommes avant de tousser grassement. Que veux-tu que nous fassions de plus ? Nous devons tenir notre poste quoiqu'il arrive. Nous ferons un rapport au moment de la relève, et...

- Ça ne vous fait pas plus d'effet que ça ? S'énerva Alphonse. Avez-vous bien entendu ce que je viens de vous dire ? Ernest a disparu sous mes yeux !

- Regagne ton poste, tu 'peux rien faire de plus pour lui. Constata placidement un autre homme, exténué et grelottant de fièvre.

*

Plongé dans le noir complet, Alphonse était allongé dans l'une des casemates de la tranchée de première ligne. Il ne parvenait pas à s'endormir malgré la fatigue et le froid.

Il déglutit péniblement, sa bouche étant rendue pâteuse par la soif. L'eau manquait en effet souvent, et chacun faisait bouillir sa maigre ration en espérant ne pas tomber malade. Par ailleurs sous-alimenté, Alphonse s'était jusqu'alors estimé chanceux de demeurer en bonne santé. Nombreux étaient les autres soldats, autour de lui, dont le visage était émacié, la respiration sifflante et le regard vide... Comme ceux qui étaient demeurés sans réaction face à l'incroyable disparition d'Ernest. De véritables zombies marchant docilement au pas...

Ce soir-là, ce n'était ni la soif ni la faim qui empêchaient Alphonse de trouver le sommeil. Ses pensées tournaient fiévreusement en une boucle obsédante.

Ils disparaissent réellement ! Tous, les uns après les autres...

Alphonse se retourna une fois de plus sur le paillasson qui meurtrissait son dos et ses côtes depuis plus deux ans.

Cette tranchée... Peut-elle vraiment nous engloutir ? Est-ce que...

Alphonse sursauta. Une multitude de petits couinements aigus se répandait dans les ténèbres froides de la casemate.

- Saloperies ! Gémit faiblement l'un des soldats en se retournant frileusement dans son sommeil.

Les rats s'infiltraient, une fois de plus. Et, comme toujours, ils étaient affamés. Alphonse vérifia que sa tête était intégralement couverte, et se laissa à nouveau entraîné par le tourbillon de ses pensées.

Le sommeil fut long à venir.

CHAPITRE SECOND
Cochons d'Inde

Ce jour-là, environ deux-cents étudiants étaient réunis dans l'un des amphithéâtres de la troisième université de Lille. Cette vaste salle lumineuse était très pentue et emplie d'un léger brouhaha. Certains des étudiants mâles se turent quand ils virent entrer la conférencière... Vêtue d'un tailleur clair élégant, cette ravissante jeune femme rousse s'approchait du pupitre placé au fond de la gigantesque salle.

Elle prit le micro dans ses mains et le tapota légèrement, ce qui répandit aussitôt un bruit de martelage sourd dans tout l'amphithéâtre. La voix légère de la femme rousse s'éleva alors :

- Bonjour à tous ! Je me nomme Naïla Camara. J'enseigne un nouveau module : la philosophie des sciences. Je dispose de seulement quelques minutes pour vous présenter cette matière optionnelle, et vous convaincre de l'ajouter à votre cursus !

La jeune femme changea son micro de main et balaya l'assemblée du regard en souriant :

- Vous vous dites certainement : « La philosophie des sciences... Quelle étrange machin essaye-t-on encore de nous refourguer ? » Un dessin valant souvent mieux que bien des discours, je vais vous présenter une célèbre expérience de pensée, qui vous mettra tout de suite dans le bain !

Naïla s'approcha du pupitre et actionna une télécommande. L'image d'un antique navire en bois s'afficha sur le grand écran situé derrière elle.

- La parabole du bateau de Thésée. Articula distinctement la jeune femme. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?

L'amphithéâtre demeurant muet, la conférencière poursuivit :

- Imaginez qu'un homme nommé Thésée construise un navire. Imaginez que ce navire navigue durant des mois, puis de longues années. Il viendra un moment ou les vents et les intempéries déchireront la voilure, qui sera rapiécée puis devra être intégralement changée. Il en sera de même avec les cordages qui seront rongés par l'eau de mer et les intempéries. De mêmes, certaines planches constituant le pont, la coque ou le bastingage devront être remplacées au fil de l'usure du temps et des avaries.

Naïla marqua ferma les yeux, comme si elle visualisait très nettement l'objet de son discours :

- Imaginez maintenant que des dizaines d'années, puis des siècles s'écoulent. Les membres d'équipage se succèdent progressivement aux commandes du bateau de Thésée, qui doit régulièrement être entretenu et réparé. Petit à petit, chacun des éléments qui constituaient le bateau initial est ainsi remplacé... Jusqu'à ce qu'il ne subsiste finalement plus une seule pièce d'origine. Nous nous retrouvons donc dans une situation paradoxale : un équipage conduit le bateau construit par Thésée... Mais ce bateau ne contient pas un seul des éléments originellement assemblé par Thésée !

La jeune femme ouvrit les yeux et fixa le centre de l'amphithéâtre.

- Ce simple constat pose une question fondamentale : Est-ce toujours le même bateau ?

Naïla demeura silencieuse, dans l'attente implicite d'une réaction de son public. La voix d'une étudiante s'éleva finalement :

- C'est évident ! Si tout a été remplacé, alors ce n'est plus le même navire. Peu importe que tout cela ait été progressif !

- Je ne suis pas d'accord ! S'interposa une jeune voix masculine. Le changement d'une seule planche ne remplace pas le bateau par un autre. Chaque nouvel élément s'est donc à chaque fois intégré à l'ensemble, au fil des réparations successives. Chaque nouvelle planche est devenue le bateau de Thésée !

Naïla sourit, tandis que les étudiants débattaient à n'en plus finir. Elle interrompit finalement ses élèves de sa voix douce :

- Jeune gens ! Accepteriez-vous de me prêter une ou deux oreilles ? Bien. En dépit de leur incroyable perfectionnement, les sciences actuelles soulèvent le même genre de question, tout en y apportant un éclairage particulier. Vous souhaitez en savoir davantage ? Eh bien, dans ce cas, j'espère vous voir nombreux la semaine prochaine !

*

Assise au volant de sa petite voiture citadine, Naïla affichait un sourire satisfait. La surprise exprimée par la plupart des étudiants était prometteuse : elle laissait envisager un cours suffisamment garni pour être maintenu dans cette université, où la jeune femme avait providentiellement trouvé une place de conférencière.

Le véhicule de Naïla abandonna la ville de Lille pour emprunter une petite route départementale, qui courait entre les champs de cette région. Un quart d'heure plus tard, elle longeait le lac d'Armentières puis arrêtait son véhicule en pleine campagne. Elle venait de se garer devant une grande maison blanche isolée, sur des terres agricoles abandonnées et desséchées par le soleil. Erigée sur deux étages, cette vieille demeure récemment remise à neuf avait les dimensions d'une villa.

Naïla essuya une goutte de sueur sur son front et entra en hâte dans cette propriété, qu'elle avait récemment acquise avec son époux. Leur nouveau départ s'annonçait sous de bons augures.

*

Naïla referma la porte de sa demeure derrière elle... Et fut aussitôt accueillie par deux teckels excités.

- Oui, je suis revenue de la chasse ! Lâcha calmement la jeune femme dans un sourire, alors que les deux chiens tournaient frénétiquement autour d'elle et manquaient de la faire chuter.

Emporté par sa fougue, le plus jeune des deux canidés commença à tirer l'autre par l'oreille, dans le but de l'attirer au-dehors pour jouer.

- Tout à l'heure... Souffla Naïla en scrutant l'espace autour d'elle.

La jeune femme se tenait dans un vaste hall qui s'élevait jusqu'au plafond, et autour duquel étaient réparties les innombrables pièces du rez-de-chaussée et des deux étages supérieurs. Ceci procurait l'impression de se trouver à l'intérieur d'une large tour tapissée de pièces habitables. Un grand escalier en bois montait d'ailleurs le long du hall, et reliait ainsi les coursives des différents niveaux.

La structure du bâtiment était faite d'un bois récemment repeint de blanc, mais les moulures démodées en trahissaient le grand âge. Cette demeure avait été construite peu de temps après la première guerre mondiale, non loin des tranchées... Qui avaient été rapidement englouties par les terres agricoles des environs.

Naïla tourna sa tête vers l'une des pièces du rez-de-chaussée, sur sa gauche.

- Daniel ? Appela-t-elle. Daniel ?

Naïla s'approcha de quelques pas et tendit l'oreille, tout en faisant signe aux chiens de se calmer. Un faible sanglot d'enfant s'élevait désormais clairement de cette grande pièce, dédiée aux activités vétérinaires de son mari.

- Daniel ! S'écria Naïla en entrant précipitamment dans la salle.

De spacieuses cages étaient posées sur des tables, contre de longs murs. Au milieu de ces dernières, un jeune garçon blond de huit ans se tenait à genoux, la tête plongée dans ses mains.

- Daniel, que t'arrive-t-il ? S'inquiéta Naïla.

- Y'en encore qui ont disparus ! Se lamenta l'enfant en désignant l'une des cages disposées autour de lui.

La jeune femme s'en approcha. Deux cochons d'Inde s'y partageaient un espace si grand qu'ils paraissaient presque perdus. Naïla fit le tour des cages restantes en comptant attentivement le nombre d'animaux.

Vingt-et-un... Il en manque donc trois de plus !

- Chaque cage était correctement fermée à ton arrivée ? Demanda la jeune femme.

Daniel hocha positivement la tête en ajoutant :

- Et la porte de la salle était verrouillée.

- Ne t'inquiète pas, nous allons les retrouver. Rassura la mère d'un ton apaisant, alors qu'elle serrait son enfant contre elle.

- Les retrouver ? Protesta ce dernier en essuyant une larme. On sait même pas où les autres ont disparus !

- Tu n'as pas remarqué ? Seuls ceux qui étaient guéris sont partis. Ils sont peut-être simplement allés faire un tour pour se dégourdir les pattes ? Et comme ils n'ont plus besoin de papa maintenant qu'ils sont en pleine forme, ils ne sont tout simplement pas revenus !

- Maman ! Se rebella Daniel en repoussant légèrement sa mère. Ne te moque pas de moi, je suis grand maintenant ! Et je sais qu'ils n'ont pas pu ouvrir leur cage tous seuls... Ni même la porte de leur salle !

- Je pense que nous ne savons pas tout, tempéra la jeune femme. On va attendre le retour de papa et lui demander son avis car, après tout, c'est lui le spécialiste !

Naïla réprima un frisson. La logique imposait une hypothèse inquiétante : celle d'un voleur pervers, capable de se jouer des serrures pourtant changées par le couple dès sa prise de possession des lieux.

Bien que la jeune femme dût être effrayée par une telle possibilité, elle ne parvenait pas à se sentir réellement en danger. Ces disparitions n'étaient en effet pour elle qu'un aspect quotidien supplémentaire à gérer, au même titre que tout autre. Cet incroyable pragmatisme découlait sans doute de son tempérament fantaisiste et un brin déconnecté de la réalité... Un tempérament original, qui avait immédiatement séduit son compagnon dix ans plus tôt.

Naïla avait bien évidemment hâte que le système d'alarme et de caméras fût mis en place, comme cela était convenu depuis deux semaines... Mais pour l'heure, une autre urgence se profilait.

Une fois hors de portée sonore de son fils, la jeune mère dégaina son smartphone et composa le numéro de son époux.

- Allo ? Paul, tu m'entends ? Chuchota-t-elle.

Daniel était de nature sensible, et le sort de chacun des animaux de son père lui tenait à coeur. Naïla et Paul allaient donc devoir inventer un scénario plausible pour un enfant de huit ans : celui de l'évasion héroïque d'une vingtaine de cochons d'Inde, désormais tous ravis de vivre ensemble au grand air.

CHAPITRE TROISIEME
Régurgitation

Debout les gars !

Alphonse se redressa de façon réflexe. Il se tenait déjà debout dans la casemate, au-dessus de sa paillasse, alors qu'il n'avait même pas encore ouvert les yeux. Prenant garde à ne pas se cogner aux poteaux de soutient, il se dirigea mécaniquement vers la sortie.

Pas de toilette matinale, aucun changement de vêtement ou de sous-vêtement... Alphonse macérait ainsi dans son uniforme, comme tous ses compagnons d'arme, qui étaient par ailleurs infestés de poux de corps à force de vivre à même la terre.

Déboulant directement dans la tranchée, Alphonse fut saisi par la brume glacée qui enveloppait tout. Un soleil blafard se levait ainsi sur le même éternel silence oppressant, chargé de l'indicible menace ennemie. Les hommes de guet cédèrent leur place sans mot dire, et se retirèrent vers la casemate pour y prendre leur repos.

- Sacrebleu ! Chuchota un soldat près d'Alphonse, qui se tourna et vit...

Le cadavre d'un poilu français, entièrement vêtu de son uniforme réglementaire. Les mains déjà grignotées par les rats, il gisait dans la boue gelée. Alphonse détourna aussitôt les yeux, mais eu le temps de voir malgré lui un visage inconnu en partie dévoré.

- Tu connais pas la nouvelle ? Ajouta Philippe en réprimant une quinte de toux. Ernest est le seul disparu recensé ce matin. Ce cadavre n'est pourtant pas le sien !

Un frisson parcourut le dos d'Alphonse.

Quelque chose d'important a changé, pendant que je dormais...

Constatant la mine sombre de son taciturne camarade, le toussoteux Philippe lui lança dans un grand sourire qui se voulait taquin :

- Ne me dis pas que tu songes encore à cette fumeuse théorie de la tranchée dévoreuse de soldats ?

Alphonse demeurant silencieux, Philippe reprit

- Je le savais ! Tu penses donc réellement que cette terre nous engloutit les uns après les autres ? Tu n'es pourtant pas homme à te laisser aveugler par ce genre de fadaise, pas un gars instruit comme toi ! Laisse-donc les déserteurs à leur course éperdue... Et surtout : viens prendre la pose avec moi la prochaine fois qu'un photographe viendra nous tirer le portrait !

Alphonse se renfrogna et s'adossa au flanc de la tranchée. Philippe se plaça face à lui et le regarda un long moment avant de lancer posément :

- Que dois-je faire pour te convaincre d'abandonner cette idée stupide ?

- Rien de plus facile, ironisa Alphonse. Résous simplement l'énigme suivante : comment autant de désertions sont-elles possibles, quand deux tiers de notre effectif total est en permanence en activité, de jour comme de nuit ? Pas un seul ne s'est fait attraper ou dénoncer, ni en tentant de s'enfuir, ni une fois derrière nos lignes ! Et surtout, comment expliques-tu ce qu'il s'est passé avec Ernest ? Il s'est volatilisé devant moi !

- Cessez vos bavardages, chacun à son poste ! Réprimanda le sous-officier qui passait derrière Alphonse et Philippe.

Ce n'est qu'à ce moment qu'un détail frappa Alphonse. Les fusils périscopiques étaient lourds et encombrants, or...

L'arme d'Ernest... Elle a disparu avec lui !

*

Cette nouvelle journée s'était déroulée avec la lenteur pesante de toutes celles qui l'avaient précédée, dans l'attente d'une attaque qui ne venait pas. Trop risqué pour s'exposer aux corvées, le jour demeurait ainsi d'un ennui mortel. Il fallait en plus, cette fois-ci, supporter la proximité du cadavre qui ne serait tout au mieux évacué qu'à la faveur de la nuit à venir. S'il était évacué.

Le regard d'Alphonse glissa par inadvertance à plusieurs reprises sur ce dernier jusqu'à ce que, dans le milieu de la matinée...

Mon Dieu !

Alphonse recula d'un pas et lança à voix basse, en direction de ses camarades :

- Dites... Personne n'a touché au mort ?

- Bien sûr que non ! T'as vu dans quel état il est ? Répondit l'un d'eux.

Chacun avait en effet passé son temps à se tenir le plus loin possible de la charogne... Et les visages des hommes rassemblés dans cette portion de tranchée montraient très clairement leur dégoût.

- Vous en êtes certain ? Insista Alphonse. Il me semble que son visage était tourné dans l'autre sens.

- Ce type est raide mort ! Lança Philippe. Et, de toutes les façons, l'un d'entre nous l'aurait forcément vu bouger puisqu'il est littéralement dans nos pattes. Il est tout simplement temps que tu prennes un peu de repos !

Alphonse fixa le visage dévoré du cadavre, qui regardait vers le flanc arrière de la tranchée. De sa joue droite, il ne restait plus que des dents entourées de chairs abimées par le froid. Les parties les plus proéminentes, telles que le menton, le nez et les oreilles, avaient été entièrement grignotées par les rats.

Vers sa droite. Sa tête est tournée vers sa droite.

Alphonse et ses camarades furent relevés de leur poste afin de se reposer, puis revinrent quelques heures plus tard. Le cadavre était toujours là, dans la même position.

La luminosité commençait à faiblir quand Philippe leva subitement la main pour inviter ses camarades au silence le plus complet. Tous tournèrent vers lui un regard interrogatif mêlé de crainte, tandis qu'il prêtait l'oreille en direction de la tranchée ennemie.

C'est alors qu'Alphonse l'entendit lui aussi.

Des gémissements... Ce sont les gémissements d'un homme, juste devant notre tranchée !

Deux soldats tournaient déjà leurs fusils périscopiques en tous sens. Les minutes s'écoulèrent ainsi lentement, alors qu'une faible voix insupportablement proche implorait de l'aide dans un français incompréhensible.

- Nom de Dieu, c'est la voix d'Ernest ! Chuchota Philippe.

- Oui, tu as raison ! Confirma un homme après que de nouveaux gémissements se fussent élevés.

- Ernest ? Risqua un autre en appelant en direction de l'ennemi. Ernest Lebranchu ! C'est bien toi ?

La voix s'emballa dans une série de borborygmes incompréhensibles, dont l'intonation répondait néanmoins très clairement par l'affirmative.

- Je crois que je l'ai trouvé ! Lança à voix basse l'un des soldats qui utilisait désormais des jumelles périscopiques. Il y a un cratère d'obus dont on devine à peine les bords, juste devant notre tranchée, à quatre ou cinq mètres. La voix provient de là !

- Sainte Marie, mais qu'est-ce qu'il fout là-dedans ? S'interrogea un poilu.

L'homme aux jumelles périscopiques lança le moins fort possible, à l'intention du cratère :

- Ernest, peux-tu nous lancer quelque chose de pas trop gros pour qu'on puisse confirmer ta position sans se faire repérer par les boches ?

Pour toute réponse, un gémissement à peine audible s'éleva durant un bref instant... Puis le silence enveloppa tout. Trois soldats situés à gauche d'Alphonse entrèrent en effervescence :

- Et si c'était un piège ?

- Comment veux-tu que...

- Les hommes qui disparaissent tous les jours... C'est peut-être comme ça qu'ils se font appâter !

- Mais non, il y aurait des témoins ! Et puis...

- Peu importe, on va pas le laisser comme ça ! La nuit va bientôt tomber, qui me suivra pour aller le chercher ?

- Moi, je risquerai pas ma vie pour une ordure comme lui. En plus le ciel est dégagé et ce sera la pleine lune ce soir... Pas question de me faire dégommer aussi bêtement !

La nuit tombée, les trois soldats discutaient encore de la tactique à adopter quand un léger raclement se fit entendre, en provenance du sommet de la tranchée exposée à l'ennemi. Chacun pointa aussitôt son arme en direction du bruit. Alphonse plissait les yeux, s'attendant à tout moment à voir le métal allemand luire sous la lune.

Ça se rapproche... C'est juste au-dessus de nous, et ça se rapproche encore !

Cinq coups sourds retentirent alors faiblement, derrière les sacs de sables qui surélevaient le sommet de la tranchée : Trois coups brefs suivis de deux coups longs.

C'est le code de la semaine... Nom de Dieu, ce serait donc bien Ernest !

- Ernest, c'est toi ? Chuchota un camarade, alors que la tension devenait palpable et que chacun s'apprêtait à faire feu.

- Oui, c'est moi. Leur répondit la faible voix déformée de l'intéressé.

- Te sens-tu capable de passer par-dessus les sacs de sable ?

- Nan. Répondit la voix à bout de souffle.

- De toute façon c'est trop risqué. Lança Alphonse. Tu risques de t'exposer à un tir ennemi sous le clair de lune. Reste allongé, nous allons dégager lentement quelques sacs pour te ménager un passage.

Deux soldats firent aussitôt la courte échelle à Alphonse qui, en s'étirant, put atteindre le sommet de la tranchée. Prenant appui d'une main, il tira de l'autre et commença à faire glisser péniblement vers lui un premier sac... Qui tomba lourdement aux pieds de ses camarades.

- 'Fais gaffe, t'as failli nous écraser !

Une demi-heure plus tard, une étroite brèche était ouverte dans la masse de sacs. La tranchée entama alors un pénible et silencieux accouchement : celui d'Ernest. Extrêmement affaibli, il peinait à se traîner laborieusement tandis qu'Alphonse le tirait à lui.

Il sembla à Alphonse qu'il s'était écoulé des heures, quand ils tombèrent enfin tous les deux au fond de la tranchée, où d'autres soldats les réceptionnaient tant bien que mal. Ernest fut trainé un peu plus loin, alors que trois nouveaux hommes formaient aussitôt un nouveau trio de courte échelle... Et remettaient en place les sacs qu'un quatrième leur hissait.

Alphonse s'assura qu'un camarade scrutait attentivement la zone de combat, puis il approcha son visage de celui d'Ernest, étendu sur le dos. Malgré le faible éclairage lunaire, il put discerner les traits tirés d'une personne au bord du dépérissement... Comme si le Ernest qui avait disparu la veille était tombé terriblement malade. Alphonse lui chuchota :

- Mais que diable t'est-il donc arrivé ?

Ce n'est qu'après un silence empli de désespoir, qu'Ernest répondit d'une voix abattue :

- 'N'ai rien vu venir... Rien entendu non plus... J'étais sur le point de tirer sur les boches et... 'Juste senti cette sensation de vertige... J'étais déjà au fond du cratère.

Le pauvre homme poursuivit son monologue d'une voix de plus en plus tremblante :

- Il y faisait si froid ! Rien à voir avec notre tranchée... La terre sur laquelle j'étais allongé était si glacée qu'elle me brûlait au travers de mon uniforme. C'est la terre... La terre, tu entends ? Elle m'oppressait... Comme si elle voulait me digérer.

De difficile, la respiration d'Ernest devint hachée. Alphonse posa une main réconfortante sur son épaule et lui demanda :

- Et tu es resté seul tout ce temps dans le cratère ?

Ernest hocha affirmativement la tête avant d'ajouter en bégayant :

- J'ai repris connaissance au matin. 'Pouvait ni bouger ni parler. 'Me suis évanoui plusieurs fois et...

- Tu as finalement trouvé la force de te traîner jusqu'à nous. Compléta Alphonse avec compassion.

Nouveau hochement affirmatif d'Ernest.

Ce soldat, qui avait toujours été excité par le sang et la souffrance d'autrui, s'était jusqu'alors montré d'une extraordinaire résistance à la peur. Il n'était pourtant désormais plus que terreur : son regard se portait compulsivement d'un endroit à l'autre, et ses lèvres tremblaient à tel point qu'il ne pouvait plus articuler le moindre mot.

Alphonse lui murmura :

- Je t'emmène te reposer dans notre casemate, en attendant que l'on te transfert dans la tranchée de seconde ligne.

Un homme équipé d'une lampe à carbure vint leur prêter main forte. Ernest sombra dans un sommeil fiévreux dès qu'il fut couché, laissant Alphonse à ses interrogations.

Comme si la terre voulait le digérer...

Alphonse pouvait-il accorder le moindre crédit à ce qui n'était vraisemblablement que le délire d'un soldat en état de choc ?

Il a pourtant quasiment disparu sous mes yeux ! Et il l'a dit lui-même : il a ressenti une sensation de vertige... Tout porte à croire qu'il a été violemment arraché du sol pour être plaqué dans ce cratère, trois mètres plus haut et cinq mètres plus loin. Comment cela est-il possible ?

A nouveau à l'air libre dans la tranchée, Alphonse buta dans quelque chose qui faillit le faire tomber sur la terre gelée.

- Satané cadavre... Lâcha-t-il avec énervement, une fois la peur passée.

Les heures furent longues, à guetter un nouvel et invisible ennemi, tapi lui aussi dans la nuit.

CHAPITRE QUATRIEME
La cuve

Naïla entra dans la chambre de Daniel. Comme toutes les autres pièces du premier étage, elle était située en bordure de la coursive qui faisait le tour du hall. Et elle était surchauffée par le soleil.

La jeune mère dû enjamber plusieurs jouets pour entrer dans le repère de son fils, encombré de briques de Lego, de figurines diverses et de cartouches de jeux.

Il m'avait promis de ranger avant midi !

Naïla réfréna son énervement et s'approcha doucement de l'enfant, affairé sur sa console portable. Uniquement vêtu d'un short, il ne semblait pas souffrir de la chaleur estivale qui perdurait étrangement en ce mois de septembre.

- Daniel ? Posa Naïla avec douceur. Papa t'a-t-il parlé des cochons d'Inde ?

- Oui. Répondit distraitement la tête blonde sans lever le nez de sa machine.

- Et je suppose qu'il t'a expliqué qu'ils étaient tous retournés à leur vie libre, en plein air ? Il en a vu plusieurs courir joyeusement autour de la maison... Tu vois : tout s'arrange, finalement !

Daniel posa brutalement la console sur ses jambes et fixa effrontément sa mère. Il lança avec colère :

- Tu mens ! Vous mentez tous les deux ! La vérité, c'est que nos cochons d'Inde disparaissent les uns après les autres, et que vous ne savez pas comment ! Et c'est pour ça qu'un monsieur est en train d'installer des caméras partout dans la maison !

Naïla demeura estomaqué. Daniel ajouta finalement :

- En fait, tu te fiches bien de ce qui est arrivé à nos cochons ! Sors de ma chambre ! Je te déteste !

*

Il faisait nuit noire au dehors, tout autour de la maison. Eclairée par une vive lampe halogène, Naïla était assise derrière un bureau en métal, dans l'une des nombreuses chambres du premier étage. Cette pièce était aménagée d'étagères blanches garnies de livres, et constituait l'espace de travail personnel de la jeune femme.

Naïla acheva de taper sur le clavier de son ordinateur. Elle relut attentivement ce qui était inscrit sur l'écran, puis lança l'impression de son épreuve. Elle saisit la feuille qui sortait de son imprimante et la survola avec satisfaction.

- Ah, il me semblait bien que tu étais là ! S'esclaffa une voix masculine dans son dos.

Naïla se retourna et enlaça amoureusement son mari Paul, un homme blond de taille moyenne et au visage carré, dont l'éternelle barbe naissante irritait systématiquement la peau de jeune femme. Cette dernière n'en avait jamais soufflé mot, séduite par ce côté à la fois rassurant et détendu.

Naïla se hissa sur la pointe des pieds pour aller poser un baiser sur les lèvres de Paul.

- Tu prépares ton cours de demain ? S'enquit-il.

- Oui, je viens juste de terminer le plan que je vais suivre.

En dépit de la moiteur qui saisissait les lieux, Paul garda sa femme enlacée dans ses bras et demanda :

- Et de quoi cela parle-t-il ?

- C'est la suite de l'accroche que j'ai faite lundi dernier avec la parabole du bateau de Thésée... Je vais construire mon premier cours autour d'un thème simple : tout n'est qu'information !

- Comment ça, tout n'est qu'information ? S'étonna Paul et levant un sourcil.

- Tu vas rapidement comprendre l'idée. Dans un corps humain, chaque cellule s'use et est régulièrement remplacée par de nouvelles. Celles de l'intestin le sont en quelques jours, celles des os en plusieurs années et ainsi de suite... On estime que la totalité des cellules d'un corps humain est ainsi renouvelée en dix ans environ. Comme le bateau de Thésée, ton corps est progressivement remplacé par un autre corps, et cela plusieurs fois au cours de ta vie. Etant donné ton âge, tu en es déjà à ton troisième corps et demi... Mais finalement, de ton point de vue, peu importe que tes cellules soient d'origine ou non. Ce qui compte pour toi, c'est que ton corps ait toujours la même apparence, autrement dit que ton nez ait la même forme, que la couleur de tes yeux soit toujours la même et cætera... La matière dont tu es fait n'a donc aucun intérêt pour toi, seule compte l'information qui organise cette matière pour lui donner ton apparence !

- C'est pas faux... Lâcha Paul, songeur, en se détachant légèrement de son épouse.

- Ceci n'est qu'une entrée en la matière... Car je vais ensuite démontrer que le monde entier se résume uniquement à de la pure information ! En gros, rien de ce qui t'entoure n'existe réellement.

Paul ne put retenir un sourire moqueur. Il se reprit de justesse en souriant :

- Je reconnais bien là tes délires philosophiques ! Tu ne vas quand même pas démontrer à de jeunes étudiants que le monde n'est qu'une illusion ?

- Si, c'est le but de ce premier cours et du suivant. Et j'ai de solides arguments !

Constatant l'air cynique de son mari, Naïla se contenta d'argumenter sommairement :

- Je vais te la faire courte. Je base le cours de demain sur trois axes, mais je ne te citerai que l'un d'entre eux : la physique quantique. Les physiciens sont tellement déstabilisés par le comportement de la matière au niveau microscopique, qu'ils en viennent à se demander si les particules subatomiques existent réellement... Ils sont de plus en plus nombreux à penser que si un électron peut se trouver simultanément à deux endroits différents... C'est parce que l'électron n'existe pas en tant que tel. Il ne serait lui-même qu'une information ! Oui, tu as bien entendu : la matière tangible, autrement dit toi, notre maison et les champs qui t'entourent... Tout cela ne serait qu'un ensemble d'informations !

- Attends... Tu crois sincèrement en ce que tu affirmes ? Tu es réellement convaincue que le monde concret qui nous entoure n'est qu'un mirage... Une simple somme d'informations ?

- Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont d'innombrables scientifiques reconnus ! Et je ne te parle même pas de la théorie de l'univers hologramme qui abonde dans le même sens !

- C'est vraiment n'importe quoi ! Dénigra Paul d'un air réprobateur.

Naïla ne se démonta nullement. Elle poursuivit :

- Si tu réfléchis bien, cette vision 'informationnelle' explique beaucoup de choses, comme par exemple le constat effectué par la psychanalyste Françoise Dolto.

Face à l'air désabusé de son époux, la jeune femme acheva sa démonstration avec résignation :

- En gros, les nouveau-nés que l'on opérait de maladies graves sans leur en expliquer les raisons développaient par la suite des traumatismes psychologiques durant leur enfance et leur adolescence. L'erreur initiale des médecins et des parents consistait à se dire : « Un bébé âgé d'une semaine est incapable de comprendre le moindre mot ! Pourquoi lui parlerait-on du drame qui se noue autour de lui ? Il suffit d'être doux avec lui. ». Pourtant, statistiquement, un nouveau-né à qui l'on explique verbalement la raison de son opération ne développe aucun traumatisme psychologique par la suite... Contrairement à ceux à qui l'on ne dit rien ! Il semblerait donc que, en bien ou en mal, l'information trouve toujours un moyen de cheminer dans le monde... Peut-être parce que le monde lui-même n'est qu'information !

Naïla emplit ses poumons puis souffla avec dépit, alors que son mari haussait les épaules dédaigneusement. La jeune femme s'étonnait d'avoir pu argumenter aussi longtemps... Paul s'attaquait en effet systématiquement à tout ce qui n'était pas strictement rationnel, et la profession de sa propre femme n'échappait pas à ses critiques acerbes.

Naïla changea abruptement de sujet :

- Je ne t'ai pas raconté ! Le technicien est venu ce matin et il a tout installé : la centrale d'alarme, les détecteurs et les caméras... On va enfin savoir ce qu'il se passe avec tes cochons d'Inde.

- Il a mis une caméra dans leur salle ?

- Oui, il a même commencé par là. Cette pièce est désormais équipée d'un détecteur d'ouverture sur chaque fenêtre, d'une caméra, et d'un détecteur de mouvement sensible à toute masse supérieure à vingt kilos. Nous pouvons nous vanter d'être le fort Knox des cochons d'Inde !

Un large sourire se dessina sur les lèvres de Paul, tandis que sa femme poursuivait :

- Le reste de la maison est également équipé de caméras et détecteurs de mouvement. Le tout est relié à une centrale installée à l'étage, qui conserve l'historique vidéo des trois derniers jours. Toute intrusion déclenche une alarme, alerte un opérateur qui envoie la police si nécessaire, et libère un gaz opaque qui annule toute visibilité à l'intérieur pendant des heures.

- Ce n'est pas nocif pour les animaux ? S'alarma Paul.

- Non, c'est un produit naturel élaboré à partir d'une plante. Une certification et un brevet ont été déposés, ça ne ferait même pas tousser une mouche !

- Parfait. Je ne voudrais pas intoxiquer mon futur refuge pour animaux !

Naïla frissonna. Cohabiter avec une ménagerie ne l'enchantait guère... Elle s'était fermement opposée à ce projet dès que Paul lui en avait parlé trois ans plus tôt, mais l'insatiable passion de son mari avait été la plus forte. Lassée par des disputes qui n'en finissaient pas, la jeune femme avait finalement rendu les armes et accepté de vivre dans cette gigantesque maison isolée, dont le terrain alentour et plusieurs pièces étaient destinés à accueillir un jour mammifères et reptiles.

Pour l'heure, Naïla profitait du délai d'aménagement nécessaire pour monter les différentes installations animalières.

- Le fort Knox des cochons d'Inde... Reprit Paul avec amusement. J'aime beaucoup cette expression !

Peut-être même davantage que ta femme...

Ne put s'empêcher de penser Naïla en serrant les poings de toutes ses forces.

*

Naïla se réveilla en sursaut dans le grand lit conjugal. En sueur, elle repoussa à l'aveuglette le drap léger qui la recouvrait, puis elle tourna la tête vers Paul et l'affichage lumineux du réveil.

Trois heures et vingt-et-une minutes...

Uniquement vêtue de sa petite culotte, la jeune femme demeura étendue sur le dos, au sein de cette nuit noire qui n'en finissait pas. Elle ne s'était toujours pas habituée à l'absence d'éclairage communal, qui plongeait la demeure dans les ténèbres dès que les lumières domestiques étaient éteintes.

Incapable de tenir en place, Naïla se leva et alluma sa lampe de chevet. Une lumière jaunâtre éclaira faiblement la chambre à coucher, dans laquelle trônait une vieille armoire normande abandonnée par les précédents occupants.

« On la remplacera plus tard par un truc moderne ! » avait affirmé Paul, ravi d'avoir un rangement fonctionnel sous la main.

Naïla détourna son regard du meuble massif, presque trop imposant dans la pénombre.

C'est alors qu'elle l'entendit pour la première fois.

On dirait...

Naïla retint son souffle et tendit l'oreille.

Oui, on dirait une vibration aigüe... Presque métallique.

La jeune femme se leva le plus délicatement possible, afin de ne pas faire grincer le vieux parquet, puis demeura attentive au moindre bruit. A la limite de l'audible, la vibration se maintenait sur la même note aigüe.

Naïla saisit la télécommande posée sur sa table de nuit et désactiva l'alarme nocturne de la maison. Elle ouvrit la porte de la chambre et s'arrêta aussitôt dans le noir, en plein milieu de la coursive qui desservait les chambres de l'étage. Le bruit résonnait toujours avec la même légèreté.

La jeune femme progressa de quelques mètres et pressa un interrupteur qui illumina le rez-de-chaussée et les coursives des deux étages. La lumière provenait d'un vieux lustre suspendu tout en haut du hall, autour duquel étaient distribuées les pièces des différents niveaux. Paul avait commencé à ajouter des appliques murales afin de renforcer la luminosité mais, pour l'heure, les lieux demeuraient mal éclairés.

Naïla se dirigea vers un grand escalier en bois. Elle descendit lentement au rez-de-chaussée, où dormaient les deux teckels, puis elle s'approcha de l'un des gros radiateurs en fonte.

Le bruit vient de là !

La jeune femme colla son oreille sur le métal et hocha la tête. Elle se déplaça de quelques pas et s'arrêta près de la conduite d'eau qui alimentait le radiateur. Elle résonnait elle aussi.

- C'est la plomberie toute entière qui fait ce bruit ! Murmura Naïla, satisfaite d'avoir un début de réponse à son énigme. Mais... Qu'est-ce qui peut bien faire vibrer tout ce métal ?

Naïla réfléchit durant un instant.

La chaudière ! Ça doit venir de la chaudière !

La jeune femme chercha du regard la trappe qui menait au sous-sol. Seul Paul s'y était déjà aventuré, afin d'y stocker des affaires... Et pour mettre en route la vielle chaudière à fioul de la demeure.

Naïla traversa lentement le vaste hall. Elle s'arrêta devant une portion carrée de parquet, dans laquelle était fixée une vieille poignée de fer crasseuse. Elle dû tirer de toutes ses forces pour soulever péniblement la trappe... Et recevoir en plein visage le souffle frais et humide qu'exhalait le sous-sol.

Plissant les yeux, Naïla tendit craintivement le cou en direction des ténèbres... Un antique escalier en bois plongeait dans le noir en longeant un mur.

Cinq minutes plus tard, la jeune femme s'était équipée d'une lampe de poche et descendait les premières marches du sous-sol. Elle stoppa sa descente à mi-parcours, au sein de ténèbres glacées à l'odeur de caverne terreuse. Deux à trois mètres sous ses pieds, le mince pinceau de sa lampe balayait un indescriptible fatras de vieilles affaires poussiéreuses : porte-manteau, chaises, outils et autres objets de dimensions diverses...

- Quel bazar ! Ne put s'empêcher de murmurer Naïla, alors quelle achevait sa descente et que ses pieds nus se posaient frileusement sur un sol de terre compacte.

Véritable Indiana Jane traversant les toiles d'araignée rebelles, elle se lança dans la vaillante exploration d'une jungle faite d'antiquités aux fonctions depuis longtemps révolues.

Puis, au détour d'un monticule plus haut qu'un homme, Naïla trouva enfin l'objet de sa quête.

- Nom de Dieu, ce truc est encore plus gros que ma voiture ! Adressa la jeune femme au monstre de métal orange qui ronronnait devant elle.

Elle s'approcha prudemment d'une énorme machine parallélépipédique qu'elle balaya lentement de sa lampe. Cette Bête émettait un résonnement métallique plus grave et plus fort que celui des conduites d'eau... Et était clairement responsable du sifflement métallique diffusé dans la maison.

Naïla plissa les yeux pour mieux distinguer les détails de l'énorme appareil. Une flamme bleue à peine visible montait la garde, derrière un épais carreau de verre noirci par la suie. Trois cadrans à aiguilles, plusieurs boutons aux fonctions obscures... Et d'innombrables tuyaux, qui partaient de la carcasse ronronnante vers les murs puis le plafond.

Sans doute les tuyaux de chauffage et d'eau courante...

Naïla suivit l'un d'eux du faisceau de sa lampe, et s'arrêta sur une masse sombre qui la fit sursauter.

La cuve à fioul... Elle était juste à côté !

Nettement plus grosse que la machine orange, cet imposant cylindre dominait Naïla de tout son volume. Il semblait fait de la même obscurité épaisse et froide qui enveloppait les lieux. Une grosse conduite en fonte remontait de la cuve vers un mur, au niveau du rez-de-chaussée... Sans doute pour permettre le remplissage de la cuve depuis l'extérieur de la maison.

La jeune femme était sur le point de battre en retraite en direction des escaliers, quand un subtil reflet attira son attention. Conservant un pied en arrière, comme prête à fuir, Naïla fit glisser à plusieurs reprises le faisceau de sa lampe sur la surface grasse et crasseuse de l'immense cuve.

Nom de Dieu !

Naïla s'approcha malgré elle de la masse bombée, dont se dégageait une pesante odeur de vieux fioul. Une phrase luisante y était inscrite... Une phrase fraîchement écrite avec une matière huileuse.

La jeune femme crut sentir ses jambes se dérober, alors qu'elle lisait silencieusement les cinq mots calligraphiés sur le métal :

« Tu n'es pas seule. »

Manifestement écrite récemment, cette déclaration huileuse commençait à couler légèrement par endroits.

Naïla tendit une main hésitante vers la dernière lettre et la toucha du bout du doigt. Un frisson d'une exceptionnelle intensité remonta aussitôt de ses reins vers sa nuque et la tétanisa durant un instant. Une sorte de voile blanc s'abattit sur sa vue et...

Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que Naïla se retrouve hors du sous-sol, à bout de souffle et les yeux dilatés par la peur. Elle referma fébrilement la trappe du hall et s'en fût en toute hâte dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clé.

La nuit fut longue, à guetter les bruits de la demeure. Le subtil résonnement métallique, pour sa part, ne faiblit pas un seul instant.

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