Sébastien Donner

L'éveil sombre : Extrait n°1

Couverture de livre montrant un arbre sinistre au crépuscule

CHAPITRE PREMIER
Emménagement

Cet arbre sombre me semblait sinistre, auparavant. Je le trouve désormais réconfortant : il me tend ses bras tordus et me berce doucement, tandis que je regarde les enfants jouer dans le jardin.

L'un d'eux, une fillette blonde en robe rouge, remarque ma présence et cesse aussitôt de jouer. Elle s'approche lentement puis se plante en dessous de moi. Elle me dévisage un moment, interrogative...

- Madame ? Commence-t-elle avec hésitation.

Elle s'interrompt, alors que je descends à sa hauteur et porte une main glacée sur ses lèvres. Je me retourne et contemple à nouveau cet arbre, si haut, si fort. Oui, je contemple cet arbre qui me berce depuis le jour où je suis morte à ses pieds.

*

Et de sept ! S'écria Anya, alors qu'elle lâchait le volumineux carton qui tomba lourdement sur le sol.

La jeune femme, une trentenaire blonde au visage fin et aux cheveux longs, passa un avant-bras sur son front moite puis sur son tee-shirt avant de souffler profondément. Elle posa ses mains sur ses hanches larges, et laissa retomber sa tête en arrière. Elle demeura ainsi un instant, seule, au milieu des cartons entassés dans le dressing que deviendrait bientôt cette grande pièce vide.

Murs blancs et parquet flottant gris-bleu, comme toutes les autres pièces du premier étage...

- Olivier ! Appela-t-elle en visant le rez-de-chaussée de sa voix.

Aucune réponse.

- Oliver, j'ai déjà commencé ! Relança-t-elle avec légèreté en sortant de la salle.

Elle dévala les grands escaliers menant au rez-de-chaussée, lui aussi vide de tout mobilier. Son homme était là, au milieu du vaste salon blanc et lumineux, à l'image du reste de la maison. Une cinquantaine bien marquée et un visage rond chaussé de lunettes carrées conféraient à ce blond trapu une bonhommie mêlée d'une force douce... Un charme indéfinissable qui avait séduit Anya dès le premier regard qu'elle avait jeté sur lui un an plus tôt. Son téléphone portable collé à l'oreille, il semblait soucieux.

- Oui... Oui. Je dois tout d'abord briefer mon équipe. Nous en reparlerons demain.

Sa voix grave se posait délicatement, comme toujours, mais également avec inquiétude cette fois-ci.

- Un problème, mon lapin ? S'enquit Anya, alors qu'il raccrochait et s'apprêtait à composer un nouveau numéro.

- Oui, un incident sur un de nos... Dossiers.

- Un dossier. Reprit la jeune femme d'un air grave et entendu, en frottant machinalement son short de sa main gauche.

Constatant la nervosité de sa partenaire, Olivier se ravisa et glissa l'appareil dans la poche arrière de son pantalon en toile.

- J'appellerai l'institut plus tard. J'ai bien mieux à faire pour l'instant que de travailler, alors que ma femme a besoin de moi !

Olivier ponctua sa phrase d'une petite tape amoureuse sur le fessier d'Anya, qui se détendit et sourit.

Un dossier... La jeune femme frissonna à la simple pensée de ce que représentait ce doux euphémisme.

- Les enfants... Où sont-ils ? Demanda-t-elle après avoir vainement tendu l'oreille.

- Dans le jardin, ils s'y amusent comme des fous depuis tout à l'heure ! La rassura Olivier en la prenant dans ses bras.

- Mais je n'entends rien, tu...

- Insonorisation parfaite de la demeure !

Joignant le geste à la parole, Olivier traversa le salon et ouvrit une fenêtre qui laissa aussitôt entrer les rires de plusieurs jeunes enfants.

- Je vais aérer toutes les pièces. Quelle chaleur... Souffla-t-il en essuyant la goutte de sueur qui roulait sur son front. 'Jamais vu un été aussi chaud, même pour une fin d'août !

- Bon, eh bien moi je continue à monter les cartons et les meubles... Tu es libre de venir aider une pauvre femme en détresse, bien entendu ! Ironisa Anya en glissant un regard papillonnant vers l'élu de son coeur.

Trois heures plus tard, le couple s'asseyait à même le trottoir et contemplait l'arrière d'un grand camion de déménagement, dorénavant vide. Le regard absent, Olivier posa une main sur la cuisse nue de sa compagne et lâcha avec résignation :

- Cartons entreposés ! Reste encore le plus difficile : déballage, rangement...

- Demain. Souffla Anya en posant sa tête sur l'épaule de son homme, qui tourna la tête en direction de leur nouvelle demeure.

Spacieuse, moderne, et placée à seulement trente minutes de Paris, elle faisait partie d'une paisible zone résidentielle dont les maisons étaient largement espacées. Celle d'Olivier et Anya était, comme les autres, située au milieu d'un vaste jardin isolé du reste du monde par un rideau végétal naturel.

Craignant d'endommager le chemin pavé de grandes pierres plates, Olivier avait préféré garer le camion devant le portail pour porter chaque carton et chaque meuble à travers le jardin. La partie la plus délicate avait consisté à traverser le minuscule pont de bois qui enjambait un petit cours d'eau... Autant d'éléments au style japonais, qui avaient instantanément séduit le couple lors de sa première visite.

« Le vendeur a copié le jardin de la maison la plus proche ». Avait lancé fièrement l'agent immobilier qui leur avait fait découvrir les lieux trois mois plus tôt. Quatre cents mètres carrés habitables répartis sur deux étages, un cadre de vie paradisiaque... À peine ressorti de la maison, le couple signait déjà le compromis de vente en agence.

« La crise économique a ses bons côtés » avait plaisanté Olivier, autant conquis par le faible prix que par la demeure.

Le couple se releva et franchit le portail, formé de deux hauts panneaux de bois plein, qui se refermèrent derrière eux d'une simple pression de télécommande. Désormais isolés dans leur paradis de végétation luxuriante, Olivier et Anya arpentaient les dalles de pierre qui dessinaient un chemin naturel sur la pelouse.

- Je n'arrive toujours pas à y croire ! S'exclama la jeune femme en s'asseyant à mi-chemin, sous l'ombre d'un groupe d'arbres en fleurs. On a encore assez de budget pour ajouter une véritable piscine, et...

- Mince ! Nous devons rapporter le camion... L'interrompit Olivier avec fatalité.

Anya soupira à l'idée du long aller et retour qui les attendait : Olivier conduisant le poids-lourd, et elle le suivant au volant de sa voiture avec les trois enfants... Dont elle espérait qu'ils seraient plus épuisés qu'excités par leur journée de découverte.

*

20h31. Le portail se refermait cette fois-ci derrière le couple et leurs trois enfants, alors que le soleil rougeoyant touchait la ligne d'horizon, loin derrière les arbres du jardin. Tous étaient épuisés par les heures d'embouteillage qu'ils avaient dû supporter après avoir rendu le véhicule.

Olivier portait dans ses bras la fille endormie de sa compagne, une frêle blondinette de huit ans vêtue d'une robe rouge. Deux garçons à peine plus âgés suivaient docilement Anya en poussant laborieusement une jambe devant l'autre.

A peine dix minutes plus tard, les enfants étaient couchés à l'étage, sur un grand matelas posé à même le sol entre plusieurs cartons. Encore une ou deux minutes s'écoulèrent avant que le couple ne s'effondre sur le grand canapé d'angle du salon, où il s'endormit presque aussitôt.

*

Aucun éclairage communal au dehors... Seulement un clair de lune suffisant pour détourer les plus gros éléments. Lasse de tâtonner à la recherche d'un interrupteur qu'elle ne trouvait pas, Anya traversa la pièce avec précaution, les bras largement écartés devant elle.

- Merde ! Chuchota-t-elle, alors que son pied nu heurtait douloureusement un obstacle invisible.

- Re-merde ! Siffla-t-elle en posant son autre pied sur un relief effilé.

Prenant appui sur un gros carton, elle marqua une pause tout en prenant ses repères.

Les toilettes... Où sont ces foutues toilettes ?

Bien que la jeune femme se souvînt parfaitement de la disposition des lieux pour les avoir arpentés toute la journée, elle peinait à se localiser correctement. Tout n'était qu'ombres et contours, dans la moiteur de cette nuit étouffante qui n'en finissait pas... Une nuit de semi-conscience fiévreuse ponctuée de réveils en sursaut.

Anya passa fébrilement une main sur son front moite et chaud, alors qu'elle ouvrait bien grand ses yeux dont les paupières brûlaient à chaque battement de cils.

Son coeur se serra brutalement.

- Mais... Dans quelle pièce est-ce que je me trouve ? Chuchota-t-elle à sa propre attention.

Totalement désorientée, elle avançait droit devant elle dans le but de rencontrer un mur ou une porte. Il lui semblait avoir déjà parcouru l'équivalent de plusieurs longueurs de salon quand elle sentit sur son visage...

De la pluie ?

Un picotement froid humectant finement son corps, la jeune femme leva la tête en direction d'un indiscernable plafond. Elle passa une main sur sa joue ruisselante avant de reculer machinalement d'un pas.

- D'où... Mais d'où est-ce que ça vient ? S'écria-t-elle, alors qu'un léger courant d'air glaçait sa peau trempée.

A force de marcher contre le flux d'air, Anya s'approcha d'une fenêtre ouverte.

Ce n'est pas possible... Nous avons tout fermé au rez-de-chaussée par mesure de sécurité !

Se retournant pour rebrousser chemin, le regard d'Anya embrassa la pièce qu'elle avait traversée... Une pièce désormais éclairée par la lune qui se trouvait dans son dos.

- Oh mon Dieu ! Lâcha-t-elle d'une voix rauque alors que sa gorge se serrait.

La salle sur laquelle jouaient les pâles reflets lunaires était aussi grande qu'un stade. Les murs, irréguliers et luisants d'humidité, semblaient terriblement anciens. Plus proches de parois rupestres que d'une structure humaine habitable, les lieux semblaient immenses.

- Merde... Mais c'est pas vrai ! Cria cette fois-ci la jeune femme paniquée. Olivier !

L'écho du prénom qui venait d'être hurlé se répercuta longuement, comme renvoyé entre d'immenses et lointaines falaises.

Anya pivota sur elle-même pour s'échapper par la fenêtre... Et s'arrêta, interdite, devant la masse sombre et irrégulière qui l'obstruait. La jeune femme osa porter une main craintive sur la surface rêche à l'odeur presque musquée.

- Un arbre ! Mais que fait un arbre dans...

Un craquement sinistre fit vibrer douloureusement la main d'Anya qui tomba à la renverse et...

*

Alexis se redressa lentement en frottant ses yeux gonflés de fatigue. Il passa une main dans ses cheveux blonds et courts en tournant un oeil vers son frère et sa soeur, étendus à ses côtés sur le grand matelas. Il devinait leur présence plus qu'il ne les voyait, dans la pénombre nocturne. Il pouvait les entendre geindre et se retourner dans leur sommeil, visiblement agité.

Se relevant lourdement du matelas humide de transpiration, il laissa courir son regard sur les environs faiblement éclairés par la lune. La masse de la literie, jetée en travers de la chambre encombrée de cartons, se détachait des autres formes chaotiquement enchevêtrées.

Soif...

Après avoir tenté de se remémorer si une bouteille d'eau avait été laissée dans la chambre, Alexis entreprit de sortir sans n'allumer aucune lumière.

Ce n'est qu'après avoir franchi le seuil de la chambre qu'il le sentit avec une intensité troublante : Quelque chose n'était pas à sa place. Quelque chose d'important. L'esprit encore engourdi par le cauchemar fiévreux qui venait de le réveiller, le jeune garçon ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui clochait.

Il avança de quelques pas avant de s'arrêter au milieu du vaste espace commun aux chambres de l'étage. Il comprit alors, avec une terrible lenteur, d'où provenait sa gêne : Le sol, sous ses pieds nus, était rugueux... Comme si le parquet lisse et moderne avait été remplacé par un revêtement naturel, à l'état brut. Alexis se baissa et toucha le sol du plat de la main.

Un relief irrégulier, strié et presque blessant. Et cette odeur boisée...

De l'écorce... L'écorce d'un arbre ?

Le garçon peinait à estimer la réalité de cette situation : rêvait-il encore, étendu près de Julia et Jérôme sur le matelas humide de transpiration... Ou bien se tenait-il effectivement debout, piétinant un sol de bois vivant ?

Alexis passa une main nerveuse sur son front brûlant, puis inspira et souffla profondément. Telle une fièvre tenace, la torpeur qui s'était emparée de lui dès son réveil persistait et entretenait sa confusion.

Il se redressa et se rendit à l'aveuglette dans la salle de bain, s'accouda au lavabo, et y fit couler un mince filet d'eau. Il demeura ainsi longtemps, les lèvres délicieusement rafraichies par le fluide qui, étrangement, n'étanchait pas sa soif.

Le garçon fit un détour par les toilettes dans lesquelles il urina finement, toujours à l'aveuglette. Il s'apprêtait à pivoter afin de rebrousser chemin quand il réalisa que ses pieds refusaient de glisser sur le sol rugueux.

Toujours envahi par la léthargie maladive qui l'engluait depuis son réveil, Alexis décida de reculer d'un pas... Ce qui se révéla impossible, car quelque chose le fixait solidement au sol. Peut-être s'écoula-t-il plusieurs minutes avant que, exténué et fiévreux, il ne comprenne l'anormalité de la situation et ne se baisse afin d'effleurer ses pieds pour...

- Des branches ! S'exclama-t-il avec angoisse, en réalisant que ses chevilles étaient prisonnières d'excroissances rigides et rêches.

Grosses comme le petit doigt, ces dernières étaient solidement entortillées autour des deux extrémités du garçon terrorisé.

- Papa ! Anya ! Cria-t-il d'une voix étouffée par des trémolos de détresse. Papa ! Papa ! Au secours !

L'enfant hurla et tomba sur les fesses, la plante de ses pieds toujours plaquée au sol.

Il se débattait frénétiquement quand il réalisa qu'une bruine humidifiait sa peau et le sol depuis un bon moment déjà. Plus dense qu'un épais brouillard, mais plus légère que la plus fine des pluies, cette étrange moiteur glacée emplissait désagréablement ses poumons et perlait sur ses cheveux.

- Pap... Commença Alexis, avant que la terreur n'étouffe sa voix.

Plic. Ploc. Plic. Ploc.

Momentanément réduit au silence, il ne pouvait guère faire faire mieux que d'entendre ce goutte à goutte régulier, qui semblait provenir du plafond. Le garçon imaginait les murs ruisselant d'une humidité glacée, tout autour de lui...

Recevant des gouttes de plus en plus grosses et insistantes sur le front, Alexis releva la tête vers la source supposée de cet écoulement et...

*

Olivier se réveilla de mauvaise humeur. La nuit n'avait été qu'une longue suite de cauchemars chaotiques, à demi-réveillé sur le canapé où lui et sa compagne n'avaient cessé de se retourner en maugréant. Assoiffé, courbaturé, et définitivement réveillé par un rayon de soleil aveuglant et brûlant, Olivier se redressa péniblement.

- Chérie ? S'enquit-il d'une voix enrouée, après avoir constaté qu'il était seul.

- Anya ? Relança-t-il en se redressant dans le salon rempli de cartons et de quelques meubles, regroupés en une masse infranchissable.

Simplement vêtu de son slip, Olivier s'approcha de la grande baie vitrée qui donnait sur la partie arrière de l'immense jardin. Pelouse verdoyante à perte de vue, plusieurs arbres en fleur dispersés ici et là, mais aussi quelques bosquets dans lesquels les enfants avaient passé la journée de la veille à se cacher... Et surtout au loin, très au loin, un rideau de verdure suffisamment dense pour occulter le monde extérieur.

Ne parvenant toujours pas à croire que cet Eden lui appartenait, Olivier ouvrit partiellement la baie vitrée. Un léger courant d'air chaud caressa alors délicatement sa peau nue, tandis que des piaillements d'oiseaux envahissaient le salon. Un grand soleil aveuglant serti dans un magnifique ciel bleu, voilà qui était digne de cet avant-dernier jour d'Août dont...

- Merde, l'institut !

Olivier frappa son front de sa main avant de chercher son téléphone du regard.

'Complètement oublié de prévenir celui qui était de permanence...

Le cinquantenaire enfila son pantalon et son tee-shirt, négligemment jetés sur un carton, puis pianota sur le smartphone qu'il porta à son oreille.

- Allo ? Bonjour Camille, c'est Olivier à l'appareil. Savez-vous qui était de garde cette nuit ? Bien. Je n'ai pas eu le temps de lui transmettre une consigne de première importance et je voudrais savoir... Comment ça, absente ?

Olivier blêmit, alors qu'il appuyait plus fortement le téléphone contre son oreille.

- Calmez-vous Camille ; un mot à la fois s'il vous plaît. Si je comprends bien ce que vous venez de m'expliquer... Votre collègue, qui était censée être de garde cette nuit, n'était pas à son poste quand vous êtes venue la relever ce matin ?

Olivier décolla légèrement le haut-parleur de son oreille, écouta patiemment son interlocutrice devenue hystérique, puis posa calmement sa voix :

- Savez-vous au moins si elle a pris sa garde hier ou si elle n'est pas venue du tout ? Ce n'est pas grave Camille, calmez-vous... Vous en avez déjà vu d'autres, comme nous tous dans cette très chère morgue n'est-ce pas ? Plaisanta-t-il sur un ton paternel. Avez-vous prévenu... Bien, c'est parfait.

Olivier marqua un léger temps de pause avant d'ajouter :

- Un nouveau cadavre devrait être arrivé cette nuit... C'est un cas assez particulier. Pouvez-vous vérifier ce point et me recontacter ? Bien évidemment, tenez-moi également au courant dès que vous aurez des nouvelles de... C'est cela. Je vous rappelle dans tous les cas d'ici une heure pour faire le point. Conclut Oliver avec un large sourire parfaitement audible avant de raccrocher.

Du sang dans l'un de nos couloirs, une consoeur manquante à l'appel, et peut-être même un important cadavre perdu...

Olivier s'imaginait déjà annoncer à sa femme qu'il allait devoir s'absenter pour gérer une crise à l'institut médico-légal de Paris, en pleines vacances, et malgré l'emménagement en cours.

- Et merde... Chuchota-t-il avec résignation avant d'appeler : Anya ? Les enfants ?

La maison demeurant silencieuse, Olivier fouilla chaque pièce de chaque étage avant d'apercevoir le reste de la famille par une fenêtre.

Il va falloir te faire à l'idée que tu habites un véritable domaine !

Il retrouvait femme et enfants quelques minutes plus tard, dans la partie avant du jardin. Assise à l'ombre d'un arbre, Anya regardait en souriant les trois petits diables qui sautaient et couraient en décrivant de grands cercles entre deux saules pleureurs. Elle lança avec admiration :

- Regarde-moi ça... Ce n'est pas dans notre appartement parisien qu'on aurait vécu un truc pareil !

Olivier s'assit silencieusement à côté de sa femme dont il remarqua les traits tirés.

- Sale nuit, hein ? Lui glissa-t-il en passant amoureusement une main autour de sa taille.

Les yeux toujours rivés sur leurs enfants, Anya se serra contre son homme sans mot dire. D'un point de vue légal, Alexis était celui d'Olivier, alors que Jérôme et Julia étaient ceux d'Anya.

Deux parents, trois enfants... Cette famille recomposée depuis seulement un an n'en était pas moins soudée par un amour qui abolissait toute origine : les enfants de l'un étaient tout autant ceux de l'autre.

Le précédent conjoint d'Anya était décédé d'un accident de voiture quelques années plus tôt. Olivier, de son côté, était marié depuis douze ans à Claire, une marâtre détestée de ses enfants. Cette dernière faisait traîner le divorce en jouant sur des biens immobiliers communs dont elle contestait sans cesse le partage... Ce qui n'avait nullement empêché la rencontre puis la vie en commun d'Anya et Olivier.

- Je vais peut-être devoir m'absenter... Introduisit ce dernier sur un ton coupable. Un problème important se profile au travail, et mon équipe risque d'avoir besoin de moi.

Anya tourna vers son homme un regard fatigué qui acheva de lui fendre le coeur.

- C'est en rapport avec ce « dossier » ?

- En partie. L'un de mes médecins légistes manque à l'appel, il n'est pas joignable et il est possible qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave vu ce qui a été retrouvé ce matin à l'institut. Ce médecin devait par ailleurs réceptionner le fameux « dossier », judiciairement très sensible... J'ai donc potentiellement un double problème sur les bras. Je ne peux décemment pas gérer un truc pareil à distance... Mais ce n'est là que la pire des hypothèses ; rien n'est encore confirmé pour l'instant. Nuança Olivier.

Le terme « dossier » désignait un cadavre en attente d'autopsie. Ce code, et bien d'autres, avaient été mis en place très tôt afin d'éviter de choquer les enfants... Qui ignoraient l'activité professionnelle exacte de leur père commun.

- Mais où est passée Julia ? S'inquiéta Anya en balayant les environs du regard.

*

Lasse du nouveau jeu pour lequel ses deux frères avaient opté, la blonde Julia errait au hasard de la verdure qui l'entourait. Elle était passée dans la partie arrière du jardin depuis un long moment quand une forme attira son regard.

Un arbre effeuillé, sombre et ramifié en de nombreuses branches griffues, se détachait nettement du reste de la végétation aux couleurs vives. Même l'herbe, autour de lui, semblait terne... Presque morte.

La fillette ne parvenait pas à détourner son regard de cette masse oppressante. Bien que son instinct lui hurlât de ne pas s'en approcher, elle réalisa tout à coup qu'elle venait de parcourir la cinquantaine de mètres qui l'en séparait, et qu'elle effleurait désormais le tronc râpeux.

Elle leva les yeux vers la cime imposante et poussa un soupir de soulagement : la femme qu'elle y avait vue la veille n'y était pas.

- Oh non... Mes chaussures ! Se plaignit Julia avec dégout, en constatant que ces dernières étaient salies par la boue qui encerclait l'arbre.

Elle recula de quelques pas, là où l'herbe et la terre étaient sèches, et y essuya ses ballerines rouges assorties à sa robe. La fillette était heureuse que sa mère n'ait pas remarqué qu'elle portait ses vêtements de la veille - ses préférés -. D'ailleurs, à bien y réfléchir...

Maman est différente, ce matin.

Les traits tirés, le regard légèrement absent... Comme Olivier. Et comme ses deux frères, dont le sommeil agité l'avait réveillée à plusieurs reprises.

Toujours concentrée sur le nettoyage de ses chaussures, Julia réalisa qu'une goutte froide venait de tomber sur son épaule. Elle releva instinctivement la tête et fronça les sourcils : le tronc ruisselait d'humidité, et des gouttes d'eau tombaient des branches les plus horizontales. La jeune fille demeura totalement immobile, captivée par les miroitements ainsi créés sur l'écorce.

De nouvelles gouttes glacées s'abattirent sur Julia, qui sortit de sa léthargie en frissonnant. Elle recula d'un premier pas puis d'un deuxième, alors que l'arbre exerçait toujours sa fascination hypnotique. Le regard rivé sur ce dernier, la fillette tomba finalement à genoux, tandis que le bruit des gouttes d'eau s'intensifiait tout autour d'elle.

Julia était incapable de réagir ou même de penser. L'arbre était là, qui l'appelait d'une voix presque audible. Il semblait l'inviter désespérément, tant ses branches effilées pointaient vers elle dans une irrépressible...

- Julia !

C'était la voix d'Anya, lointaine mais claire. Et peut-être inquiète, également.

- Julia ! Julia ! Insista la même voix, qui se rapprochait rapidement.

La fillette ne parvenait pas à détacher ses yeux de l'arbre sombre, qui semblait sur le point de lui révéler une information capitale.

- Julia... Souffla la voix inquiète d'Anya à son oreille. Tu m'entends ma chérie ?

La jeune fille ne réagit pas, malgré la pression des mains de sa mère sur ses épaules.

- Mais... Oh mon Dieu tu es glacée ! S'affola Anya en prenant son enfant dans ses bras.

Julia tourna aussitôt la tête afin de maintenir son lien visuel avec le tronc massif. La jeune femme jeta à son tour un oeil vers la sinistre masse de bois avant de se figer.

Qu'est-ce que...

Un arbre trempé, sous un soleil brûlant... Un arbre dégoulinant d'humidité, au beau milieu d'un jardin sec et brûlé par l'été.

Anya souleva sa fille apathique, et s'enfuit d'un pas rapide vers sa demeure.

*

La voix de ta mère résonne péniblement à tes oreilles :

- Julia... Tu m'entends ?

Une lumière aveuglante t'empêche d'ouvrir pleinement les yeux.

- Julia ? (...)ment te sens-tu ? Olivier ! Je crois (...) revient à elle.

Bien que tu n'en distingues pas les mots, la voix de ton beau-père, chaude et rassurante, s'élève en arrière-plan. Tu essaies de te relever mais, aveugle et désorientée, tu t'effondres sur le sol.

- Julia ! Hurle la voix stridente de ta mère affolée.

Tu devines le contact de tes parents, qui t'enveloppent et t'arrachent à moi. Leur amour te réchauffe alors que tes yeux s'ouvrent douloureusement sur ce monde, que tu ne verras plus jamais comme avant.

Car, ils ne l'ont pas encore compris, tu as radicalement changé. Pour toujours.

- Julia ? Interroge doucement ton beau-père. En quelle année sommes-nous ?

Tu t'exprimes sans hésitation, d'une voix claire et assurée :

- Deux mille quatorze.

- Sais-tu où tu te trouves ?

- A la maison. Ma nouvelle maison ! Répliques-tu avec une innocence désarmante.

Tu réponds avec succès à plusieurs autres questions, dont les deux dernières :

- Comment te sens-tu ?

- Bien.

- Tu as mal quelque part ? Des vertiges ?

- Non, tout va bien.

- C'est parfait, mon poussin. Réconforte Olivier avant d'ajouter : te souviens-tu de ce qu'il vient de se passer, juste avant de te réveiller ?

Tu fournis la réponse adaptée : tu jouais, tu as eu subitement chaud, et puis... Le trou noir, avant de te réveiller ici.

- J'ai fait quelque chose de mal ? Demandes-tu de ta voix enfantine si pure.

- Non, poussin ! Rassure ta mère avec force, en te serrant contre son coeur puis en de te berçant lentement. Tu es une fille adorable !

Oui, une fille adorable, aux répliques parfaites. Mais as-tu bien compris le sens de mon enseignement ? Et surtout... Sauras-tu délivrer mon avertissement avant qu'il ne soit trop tard ?

*

Eh bien tout me semble correct, jeune demoiselle ! S'exclama le médecin aux cheveux blancs qui achevait d'examiner Julia.

Cette dernière descendit de la table d'auscultation et rejoignit ses parents, assis devant le bureau du médecin.

- Les constantes de votre fille sont tout ce qu'il y a de plus normal ! Confirma le docteur dans un grand sourire jovial.

Il s'assit derrière son bureau et fixa un bref instant la fillette, qui se tenait sagement à côté de sa mère telle une enfant modèle.

- Nous allons attendre le retour des analyses de sang avant de nous prononcer définitivement, mais tout ceci ressemble à un petit coup de chaleur momentané. Cela aurait pu être beaucoup plus grave... Il faut veiller non seulement à hydrater vos enfants, mais aussi à les refroidir régulièrement, en particulier durant les périodes de canicule prolongée.

Le médecin se tourna vers Julia en ajoutant d'un air complice :

- La piscine, c'est quand même sympa, non ? Tes parents pourraient peut-être même en installer une dans ton jardin, qu'est-ce que tu en penses ? Je peux établir une prescription médicale en ce sens, ils n'auront alors d'autre choix que d'en construire une rien que pour toi. Une simple ordonnance et hop : à toi les bains d'eau fraîche à volonté !

La jeune fille hocha respectueusement la tête de haut en bas, tout en restant au garde-à-vous près de sa mère.

- Elle doit être encore un peu sous le choc... Culpabilisa Anya. En temps normal, elle saute de joie à la seule idée d'aller se baigner.

Le médecin s'apprêtait à les congédier poliment quand Olivier, profitant que sa femme et ses enfants commençaient à sortir de la salle de consultation, confia à voix basse :

- Je suis médecin moi aussi, et j'ai pensé à la même chose que vous... J'ai donc mesuré sa température, qui était tout à fait normale alors qu'elle était encore inconsciente. Je sais bien que cela ne contredit pas nécessairement votre hypothèse, mais elle n'a fait aucune fièvre hyperthermique. Alors, dans le doute, n'hésitez pas à pousser un peu les analyses.

- Ne vous inquiétez pas, je connais bien mon métier, rassura le pédiatre. Et dans quelle spécialité exercez-vous, cher confrère ?

- Médecine légale.

- Votre profession ne vous montre donc que les situations qui ont dégénéré, répliqua aussitôt le médecin avec psychologie. Et en tant que père, vous envisagez nécessairement le pire. Je vous le répète : ne vous inquiétez pas... La prise de sang confirmera en détail ce que je vous ai dit. Je vous appelle sans faute dès que j'ai le retour du labo !

Le sourire généreux de son confrère acheva de rassurer Olivier, qui serra vigoureusement sa main avant de rejoindre sa femme dans les couloirs de l'hôpital.

- Nous sommes de mauvais parents ! Chuchota cette dernière, catastrophée, alors que les deux garçons marchaient plusieurs pas devant eux et riaient bruyamment, suivis par leur soeur silencieuse.

- Tu n'as rien à te reprocher. Et je parle moi aussi en tant que médecin diplômé ! S'esclaffa Olivier en ponctuant sa phrase d'une tape discrète sur le fessier ferme et rebondi de sa compagne.

- Olivier, je suis sérieuse ! Protesta-t-elle en repoussant légèrement son homme. Nous allons acheter dès maintenant une piscine de jardin... Un truc en kit facile à monter, qui sera prêt dès ce soir. Et cela n'est que l'étape numéro une, car je te rappelle que j'ai pour projet de nous en faire construire une véritable très prochainement !

- Bien évidemment, mon amour ! Dédramatisa Olivier avec un grand sourire.

Dégainant son Smartphone pour désactiver le mode silencieux, il ralentit légèrement son pas en pianotant de plus en plus vite. L'écran affichait un appel manqué émanant de l'institut, ainsi qu'un message laissé sur le répondeur... Dont la consultation arracha un soupir résigné à Olivier.

Anya tourna un regard fataliste vers son compagnon, qui hocha la tête pour confirmer ce qu'elle avait deviné.

- Tu m'abandonnes donc en plein emménagement ! Plaisanta-t-elle vaillamment, alors que son visage trahissait une grande déception.

- Cas de force majeur, répliqua Olivier en baissant inconsciemment son regard vers le sol. Personne ne sait où est le précieux « dossier », qui nous a été remis la nuit dernière par un haut fonctionnaire de la police. Et le médecin de garde qui a réceptionné ce dossier a bel et bien disparu... Je suis vraiment désolé, mais je vais devoir t'abandonner aujourd'hui. Je vous dépose à la maison tous les quatre, et je repars aussitôt sur Paris.

- Tu crois qu'on arrivera un jour à s'occuper un peu de nous ?

Placée avec une moue innocente presque enfantine, la question d'Anya contenait également un reproche subtil... Ce même grief, qui revenait souvent au détour d'une anodine conversation et pesait à chaque fois davantage sur Olivier.

Anya avait l'intelligence de ne pas provoquer de disputes inutiles, sinon de ne pas les faire durer plus que nécessaire. Mais elle savait aussi instiller certaines remarques blessantes par petites piqûres successives, tel un venin que l'on inocule pour accabler progressivement sa proie.

- Ca ne sera pas trop long, répliqua Olivier avec bienveillance. Je vais faire le point sur place, à l'institut, et passer les coups de fils nécessaires. Il me faudra peut-être encore faire acte d'un peu de présence demain, et j'espère ensuite être à nouveau totalement disponible !

- Demain aussi ? Se plaignit Anya d'une voix douce et légèrement blessée.

- Mon service va devenir la scène d'une double disparition, peut-être même d'un crime... Et le commandant de police en charge du « dossier » que nous avons égaré va sans doute m'en faire voir de toutes les couleurs. En tant que chef de service, je dois être présent et me préparer à encaisser dès maintenant.

Etre présent... Olivier regretta aussitôt d'avoir utilisé cette expression. Il s'étonna que sa conjointe laisse passer l'occasion de lui faire remarquer avec finesse où sa priorité de père de famille était censée se trouver. Au lieu de cela...

- Bien. Dans ce cas fait au plus vite, mon lapin. Rétorqua-t-elle en serrant son homme contre elle, tandis qu'ils approchaient des grands ascenseurs de l'hôpital.

Moins combattive qu'à l'accoutumée, sans doute fatiguée par les dernières vingt-quatre heures écoulées, Anya lui parut subitement fragile. Olivier lança avec un entrain réconfortant :

- Nos plans restent inchangés. Les cartons seront simplement rangés moins vite, voilà tout !

Oui : parmi tous les plans en cours d'exécution, il n'en était pas un seul qui fût pris en défaut. Tout se déroulait donc comme prévu... Froidement, et impitoyablement.

CHAPITRE SECOND
Le vieil homme

Enveloppé par le silence de son grenier humide, le vieil homme était assis dans une chaise à bascule encore plus ancienne que lui. Ses longs cheveux, blancs et fins, retombaient sur ses frêles épaules osseuses en une cascade figée.

Avant, arrière. Avant, arrière. Le vieil homme fixait la lucarne qui lui faisait face, tout en se laissant bercer par les légers mouvements de sa chaise en bois craquelée et rongée. Au dehors, tout n'était que forêt à perte de vue... Une végétation claire et luxuriante, presque éblouissante par opposition aux ténèbres poisseuses qui baignaient le vieil homme.

Avant, arrière. Avant, arrière. Hormis les mouvements de la chaise à bascule, le seul élan vital qui animait la vieille carcasse humaine décharnée résidait dans ses yeux brillants, fiévreusement fixés sur la forêt.

Le grenier, froid et très humide, était quasiment vide de tout objet. Le vieil homme n'en était pas moins accompagné de créatures qui lui étaient fidèles depuis si longtemps... De mémoire de vieillard, ils avaient toujours été là : des pigeons, massés dans l'ombre par centaines. Peut-être même par milliers.

La monstrueuse masse mouvante qu'ils formaient tapissait le vaste volume de ce très grand grenier. On eût dit que la charpente du toit, le plancher, les poutres et les rares reliefs étaient vivants, horriblement vivants... L'intérieur de la masure était ainsi recouvert d'une peau boursoufflée, faite de plumes hirsutes et d'yeux noirs scrutateurs.

Les volatiles et le vieil homme étaient parfaitement silencieux. Tous étaient tendus vers un invisible objectif qui les obnubilait. Tous écoutaient fébrilement la forêt.

Et ils attendaient.

CHAPITRE TROISIEME
Plic, ploc...

- Mais qu'attend-il pour rentrer ? Chuchota Anya en ouvrant un nouveau carton.

Elle commença à en ranger le contenu dans la cuisine de ses rêves : Deux plans de travail à angle droit - de cinq mètres chacun ! -, un îlot central garni de larges plaques à induction, et d'innombrables tiroirs encastrés, tout comme le four et le reste de l'électroménager...

« Le top du top ! » S'était exclamée Anya lors de leur première visite. Mais dorénavant...

- La merde des merdes. Souffla-t-elle en reniflant, puis en grattant nonchalamment son épaule gauche.

La jeune femme venait de passer la journée à monter les lits des enfants, puis à mettre en place les meubles les plus utiles pour finalement déballer une - toute - petite partie de la gigantesque masse des cartons. La nuit était déjà tombée, dehors, où l'éclairage communal n'était pas visible. Le jardin était si vaste et épais ! Les ténèbres les plus complètes dévoraient donc tout, derrière les fenêtres de la maison silencieuse...

Exténués par un après-midi de jeux et d'emménagement, les enfants s'étaient couchés dans leurs futures chambres respectives, à l'étage. Olivier, pour sa part, n'était toujours pas revenu de l'institut médico-légal de Paris.

« Ne m'attends pas ». Son dernier SMS, envoyé deux heures plus tôt, laissait Anya envisager une nuit solitaire si ce n'est davantage...

La disparition d'un cadavre et d'une consoeur relève de la police, et non pas de ses compétences... Comment cela peut-il lui prendre autant de temps ?

Olivier lui avait certes confié qu'il devait, en tant que chef de service, être présent et se « préparer à encaisser »...

- Mais quand même pas à ce point ! Laissa échapper Anya en déballant rageusement les couverts. Ou alors il en profite pour travailler sur d'autres dossiers. Et merde... Il ne changera jamais !

La jeune femme soupira et, se rappelant que les enfants dormaient à l'étage, commença à ranger les couverts le plus silencieusement possible. Ce fut ensuite le tour des casseroles et autres ustensiles de cuisines, puis vinrent les torchons et les produits ménagers.

Anya posa ses mains sur ses hanches et souffla, alors qu'une goutte de transpiration roulait sur son front. Elle contempla un instant les cartons qu'elle venait d'ouvrir, puis essuya ses mains moites sur son vieux teeshirt et son short délavé.

J'espère au moins ne pas être seule demain avec les enfants... Et tout le reste.

La jeune femme sortit de la cuisine pour se rendre dans le salon, envahi de cartons dont certains étaient ouverts. La zone où avaient été entassés la plupart des meubles était toujours dans le même état que le soir précédent.

Marre pour ce soir, direction dodo.

La jeune femme se faufila entre les différents obstacles afin d'atteindre l'escalier qui...

- Et mer... Credi.

Elle prit appui sur un carton et utilisa sa main libre pour masser son pied nu, endolori par l'objet qu'elle venait de heurter.

Note pour demain matin : ouvrir carton de chaussures, et retrouver tennis.

Ereintée et contrariée, Anya acheva de se déplacer en boitant légèrement vers l'escalier qu'elle gravit pesamment. Une fois parvenue à son sommet, elle alluma la lumière qui inonda l'espace commun de l'étage supérieur.

Il s'agissait d'un vaste volume ouvert, en bordure duquel étaient dispersés une luxueuse salle de bain, des toilettes et six grandes chambres. Quatre d'entre elles étaient destinées aux enfants et aux parents. La cinquième serait transformée en dressing alors que l'avenir de la sixième était toujours en pourparlers.

L'espace commun qui isolait ces différentes salles les unes des autres était si grand que le couple envisageait de l'aménager en aires d'activités non cloisonnées, comme par exemple une surface de jeu pour les enfants.

Les escaliers que venaient d'emprunter Anya débouchaient en périphérie de l'espace commun, et étaient encadrés par deux chambres aux portes closes : celles des deux garçons qui y dormaient à poings fermés. La jeune femme se dirigea vers le centre de l'étage - encombré de cartons -, puis marqua un arrêt avant de se retourner légèrement pour jeter un oeil au loin. La chambre close de Julia, située après celle de Jérôme, était difficile à discerner à cette distance, dans l'angle sud-ouest qu'elle occupait.

Anya tourna cette fois-ci la tête dans la direction opposée, plissant légèrement les yeux pour distinguer la chambre parentale dans l'angle nord-est.

Elle frémit, malgré la chaleur étouffante.

Il va falloir rajouter de l'éclairage.

La surface était si grande que les nombreuses appliques murales et plafonnières dispersaient difficilement la pénombre... Que la jeune femme traversa d'une traite avant de s'enfermer rapidement dans sa chambre.

Elle soupira de soulagement alors qu'elle savourait l'éclairage vif de cette grande pièce. Elle y avait seulement poussé trois cartons et jeté péniblement un matelas, aidée par les deux garçons dont Julia avait silencieusement observé les efforts conjoints.

Après avoir retiré et jeté son tee-shirt sur le sol, la jeune femme se pencha sur le seul carton ouvert et en retira une lampe de chevet, enveloppée de papier-bulle qu'elle arracha avec impatience. Elle posa le précieux objet près d'elle, sur le sol, puis l'alluma après l'avoir branché.

- Et une veilleuse pour cette nuit ! Se félicita-t-elle d'une voix éraillée avant de s'allonger avec difficulté sur le dos, bras et jambes écartés en étoile.

Une minute plus tard, elle sombrait dans un cauchemar fiévreux et agité.

*

Anya rêvait de la journée écoulée, plus exactement de l'épisode qui avait consisté à monter le matelas dans sa chambre.

Un King size... J'y arriverai jamais, seule avec les enfants...

- Allez les garçons ! Montrez à votre mère comme vous êtes forts ! Motiva la jeune femme avec un entrain poussif.

Ils tentaient tous les trois de négocier le délicat virage à cent quatre-vingts degrés de l'escalier, la mère poussant la masse de latex, et les enfants la tirant de toutes leurs forces.

- Plus vers votre gauche ! Lança joyeusement Anya, comme s'il s'agissait d'un jeu fantastique... Chose que les deux garçons prenaient à coeur, en particulier l'espiègle et brun Jérôme.

- Maman... Lança ce dernier, je peux peut-être essayer de descendre quelques marches et me mettre au milieu du matelas pour appuyer dessus ? Je suis sûr que ça passera mieux !

Complètement essoufflée, la jeune femme cessa de pousser et fit de son corps une cale passive. Elle tordit son cou dans tous les sens avant de discerner la partie centrale dont il était question.

Il a raison : le matelas ne se plie pas suffisamment et ça frotte à mort contre les murs... Comme si ce n'était déjà pas assez lourd !

Elle reprit son souffle avant de lancer :

- C'est trop dangereux, mon chéri. Tu risques de te faire très mal.

- Allez, maman... Je suis sûr que ça va marcher !

L'aventureux Jérôme venait de trouver un nouveau défi à relever et, comme à chaque fois, il allait tout mettre en oeuvre pour y parvenir. Alexis attendait, fidèle à lui-même, que son demi-frère et sa belle-mère ne règlent cette question.

Le coeur d'Anya se serra alors qu'elle voyait une tête brune émerger entre l'imposant matelas et le mur.

- Jérôme ! Recules tout de suite, c'est un ordre !

La tête brune cessa sa progression et lui lança un sourire malicieux.

- Jérôme, je ne le répèterai pas !

Le ton sec et impérieux de sa mère n'effaça nullement l'expression de l'enfant, située exactement entre l'effronterie et l'amusement.

Anya sentait confusément, au plus profond d'elle-même, qu'elle rêvait cette scène dont son esprit faisait ainsi revivre le souvenir. Les émotions étaient pourtant là, toutes authentiques : l'énervement, la frustration... Auxquels s'ajoutaient une fatigue pesante et des courbatures de plus en plus marquées au fil des heures qui s'écoulaient.

- Jérôme... Menaça Anya, sur le point de sévir malgré la masse qui encombrait totalement le volume de l'escalier.

Ce dernier céda instantanément : sa tête disparut, alors que sa voix légèrement étouffée informait sa mère qu'il venait de regagner son poste. Contre toute attente, la confrontation venait de tourner court. La chaleur, le déménagement, l'incident de la veille... Les résistances des enfants s'en trouvaient sans doute amoindries.

Le matelas fut finalement monté et jeté au premier étage, où Anya acheva de le pousser dans un râle volontairement exagéré. Les deux garçons rirent aussitôt de bon coeur à la pitrerie de leur mère, qui se figea alors que son regard se posait sur Julia, au loin.

Assise en tailleur à même le sol au beau milieu de l'étage, juste devant les cartons, cette dernière était vêtue de sa robe rouge fétiche. Elle regardait fixement sa mère et ses frères, telle une poupée sans âme. À cette distance, son visage terriblement inexpressif semblait dépourvu de toute attente, de toute crainte... Et peut-être aussi de tout espoir.

- Ma petite chérie, tu te sens bien ? Interrogea Anya en s'approchant lentement de sa fille, comme pour ne pas l'effrayer.

Elle avait déjà réduit la distance de moitié quand une main glacée serra sa poitrine. Les yeux de sa fille, habituellement étincelants de vie, étaient vides... Non pas qu'ils exprimassent de la tristesse ou une peine quelconque, mais plutôt une profonde neutralité, presque dérangeante.

- Julia ? Ça ne va pas ?

Anya, paniquée, avait déjà saisi les avant-bras de sa fille, prête à l'emmener aux urgences. Mais son instinct lui susurrait que le problème n'était pas d'ordre physiologique.

La fillette tourna lentement ses yeux sans vie vers sa mère.

- Je vais bien, maman. Je vous regarde faire, et c'est très amusant !

Un sourire trop parfait, et surtout... Cette voix, qui était bien celle de sa fille, mais dont l'intonation et le vocabulaire utilisés différaient subtilement de son registre ordinaire. « Amusant »... La Julia que connaissait Anya aurait probablement utilisé le terme « Rigolo » ou un éventuel « marrant », mais certainement pas un académique et insipide « amusant » !

- Tu as l'air pâle... Descendons prendre un goûter avec tes frères, vous l'avez tous bien mérité !

Les deux garçons sautèrent aussitôt de joie. Mais pas la blonde Julia, pourtant d'ordinaire si gourmande...

- Oui maman. Se contenta-t-elle de rétorquer poliment, en se relevant avec la précaution et la mesure d'un adulte parfaitement éduqué.

Un frisson parcourut l'épiderme d'Anya quand elle vit sa petite fille - l'Amour de sa vie ! - pencher légèrement la tête sur le côté gauche et la maintenir ainsi, telle une autiste. Ceci n'était en aucun cas une posture habituelle chez cette enfant pétillante, qui ne cessait d'interroger ses parents sur... À peu près tout ce qui existe dans le monde. Au lieu de cela, celle qui se dressait devant elle attendait, tout simplement.

Anya tenait toujours les avant-bras de sa fille dans une posture figée qui devenait de plus en plus gênante. Julia, malgré cela, attendait patiemment d'être libérée pour suivre la petite troupe au rez-de-chaussée, comme convenu.

Décontenancée, Anya lâcha prise et ouvrit le chemin.

Quelques minutes plus tard, les trois enfants étaient attablés autour d'un grand carton que leur mère avait recouvert d'un drap blanc plié en deux. Tartines de confiture et de pâtes cacaotées diverses... Le bonheur de tout gamin qui se respecte ! Mais pas de la nouvelle Julia, qui demeurait parfaitement et insupportablement disciplinée.

Anya avait beau l'observer sous tous les angles, rien ne lui semblait anormal : la couleur et la température de sa peau, l'aspect de ses yeux... Seule son attitude avait changé.

Elle ne s'est toujours pas remise de sa mésaventure...

Conclut intérieurement Anya alors qu'un élancement lui vrillait la poitrine.

Une mauvaise mère... Tu es une mauvaise mère !

- Je vous laisse digérer un peu, nous irons ensuite nous rafraîchir dehors avec le grand tuyau d'arrosage ! Bataille d'eau générale ! Lança Anya d'une voix imperceptiblement fausse.

La totale et désespérante apathie de Julia fut à la hauteur de la réaction opposée de ses frères : explosifs, déchaînés, prêts à en découdre. Notamment le brun et aventurier Jérôme.

Anya s'apprêtait à chercher son téléphone portable pour appeler Olivier quand...

Plic, plic, plic.

Un bruit mat et métronomique attira son attention sur le carton-table.

- Des gouttes d'eau ? S'inquiéta le blond Alexis.

- On dirait bien, répondit sa mère en levant la tête vers le plafond, alors que Julia continuait à se nourrir sagement tout en ignorant l'évènement.

Anya le sentait avec une intensité troublante : ce rêve-souvenir commençait à différer des évènements qui s'étaient réellement écoulés durant la journée.

La mère de famille fit reculer ses enfants et concentra toute son attention sur le plafond.

Aucune tache ou humidité n'était visible sur la surface blanche et immaculée... D'où s'égouttait pourtant forcément l'eau qui mouillait les tartines et le carton drapé ! Julia, pour sa part, mastiquait sa tartine avec une application quasi hypnotique. Julia qui, un jour plus tôt, aurait sans doute levé les yeux en l'air, comme ses deux frères, pour trouver coûte que coûte l'origine de cet incident si « rigolo »... Julia dont le grand rire était désormais remplacé par une placidité à toute épreuve.

Quelque chose ne va pas, dans ce rêve... Quelque chose n'est pas à sa place !

Un frisson contracta violemment le dos de la jeune femme, qui venait de recevoir une goute incroyablement glacée.

- Ton tee-shirt, maman, il est sali ! S'amusa Jérôme.

Une nouvelle goutte s'abattit cette fois-ci sur l'épaule de Julia. Aussi noire que la plus noire des encres, elle dessinait une veine étonnamment longue et ramifiée sur le bras de la jeune fille... Qui leva ses yeux vides vers sa génitrice.

- Ils arrivent. Lâcha-t-elle avec une absence d'humanité qui coupa le souffle d'Anya. Ils arrivent, et il n'est rien qui puisse les arrêter. Il est trop tard pour moi, mais vous pouvez encore leur échapper... Sauras-tu m'abandonner pour sauver le reste de la famille ?

Anya s'effondra sur le sol en renversant le carton-table. Les garçons effrayés reculèrent de quelques pas en criant, tandis que leur mère se mettait péniblement à genoux. Julia, de son côté, était toujours assise telle une poupée parfaite... Une enfant maculée du liquide noir qui ruisselait sur ses bras nus et sa robe trempée, alors qu'aucune pluie n'était visible.

- Ils arrivent et tu dois m'abandonner, maman.

Anya hurlait désormais de toutes ses forces. Elle hurlait à tel point que sa gorge semblait se déchirer... Mais aucun son ne vint troubler le rêve-souvenir.

C'est alors que...

*

Julia !

Anya se réveilla en sursaut dans les ténèbres.

Essoufflée, en sueur et la gorge en feu, elle passa une main fébrile sur son front ruisselant. Elle s'assit avec difficulté sur son matelas tout en maudissant son corps perclus de courbatures.

Julia...

Momentanément incapable de différencier cauchemar et journée écoulée, la jeune femme aveugle et désorientée organisa laborieusement ses souvenirs.

Le transport du matelas dans les escaliers, Julia et son étrange comportement à l'étage puis durant le goûter...

Tout cela s'était effectivement déroulé tel qu'elle l'avait revécu en rêve.

- Mais pas la pluie noire ! Se réjouit Anya en soupirant de soulagement.

Pas la pluie noire. Et encore moins l'effrayant avertissement que sa fille lui avait ensuite lancé.

Deux nuits, et déjà deux cauchemars incroyablement réalistes...

Anya écarquilla en vain ses yeux aveugles avant de se résoudre à bouger. Elle étira prudemment son bras en direction de la lampe de chevet qui gisait probablement sur le sol, où elle avait dû rouler après avoir été renversée. Elle semblait intacte au toucher, exception faite de l'ampoule qui s'était certainement brisée.

- Et merde.

Anya saisit son smartphone, posé non loin du matelas, et consulta l'heure d'un oeil ébloui et rougi par le manque de sommeil.

- Seulement ? Se désespéra-t-elle avant d'ajouter avec ironie : Le côté positif est qu'il reste largement de quoi faire quelques cauchemars très sympathiques !

La jeune femme s'était déjà résignée à s'allonger dans le noir afin de poursuivre cette nouvelle et interminable nuit quand...

Plic, plic... Ploc, plic...

Sa peau toute entière se hérissa.

Plic, plic...

Nom de... Mais d'où est-ce que ça vient ?

À défaut de couvertures sous lesquelles se protéger, la jeune femme venait de se rouler instinctivement en boule, les paupières énergiquement fermées. Toute son attention était braquée sur le bruit de goutte à goutte, qui lui parvenait distinctement malgré ses mains plaquées sur ses oreilles.

Les enfants !

Subitement moins sensible à ses courbatures, Anya se redressa brutalement au milieu de la pénombre.

Ploc... Plic...

Mais d'où cela vient-il, nom de Dieu ?

Le pied d'Anya heurta un carton alors qu'elle se précipitait sur l'interrupteur de la chambre...

- Et mmh !

... Qu'elle pressa de toutes ses forces, répandant aussitôt une lumière qui la força à fermer ses yeux endoloris. S'asseyant sur le matelas et faisant de ses mains une visière, elle les rouvrit péniblement sur une chambre excessivement lumineuse.

Plic, plic, plic... Ploc...

La jeune femme parcourut la chambre d'un regard circulaire avant de constater que le bruit de goutte à goutte lui parvenait de toutes les directions à la fois. Elle frémit, alors que le souvenir de sa fille trempée par l'invisible pluie noire s'imposait à elle... Et cela avec une violence telle qu'elle se redressa d'un bond.

Anya surgit dans l'espace commun de l'étage, uniquement vêtue de son short, et actionna l'interrupteur placé devant sa chambre.

Plic, ploc...

Le corps entièrement tendu, comme prête à en découdre avec un invisible adversaire, elle avança au milieu de l'étage mal éclairé et s'y planta résolument.

- Mais d'où vient donc ce bruit ! S'énerva-t-elle, incapable de localiser la source sonore.

Elle demeura ainsi un long moment avant de poursuivre son chemin vers la chambre de Julia et de se figer devant la porte close. L'intensité du bruit était toujours la même.

C'est impossible... C'est tout simplement impossible !

Après avoir attendu quelques minutes pour s'imprégner du bruit, Anya entreprit de faire lentement le tour de l'étage dans le sens des aiguilles d'une montre. Elle passa ainsi du coin sud-ouest - Julia -, à la chambre de Jérôme puis à l'escalier, collé au centre du mur ouest. Elle poursuivit sa rotation en direction de la chambre d'Alexis - coin nord-ouest -, pour longer les toilettes du mur nord et s'arrêter à la chambre parentale - coin nord-est -.

- Mais c'est pas vrai ! Chuchota la jeune femme, toujours incapable de percevoir la moindre variation d'intensité ou de direction sonore.

Elle reprit sa rotation en longeant le mur est - future aire de jeu - puis en rejoignant le coin sud-est, successivement occupé par une chambre non attribuée et le futur dressing. En désespoir de cause, Anya acheva sa ronde en pénétrant dans la luxueuse salle de bain, accolée au mur sud. Elle se plaça entre le triple lavabo, la grande baignoire d'angle, et les deux douches italiennes garnies de jets de massages.

Plic, ploc, plic, ploc...

Le bruit de goutte à goutte lui parvenait avec la même intensité et la même régularité, sans qu'aucune direction ne puisse lui être attribuée.

La jeune femme abandonna la salle d'eau pour revenir à la chambre de Julia.

Tout le tour... J'ai fait tout le tour de l'étage, et je n'ai pas pu déterminer d'où provenaient ces gouttes ! Ou alors...

Anya leva la tête en direction du plafond, avant de tourner son regard vers l'escalier qui descendait au rez-de-chaussée.

- Bien évidemment : Le bruit provient d'un autre étage ! S'écria-t-elle avant de mettre une main devant sa bouche.

Les enfants, tu vas finir par les réveiller !

Elle s'assit à même le sol, complètement exténuée.

- 'verra ça demain... Récupérer des forces avant.

La jeune femme regagna sa chambre, dans laquelle elle pénétra après avoir éteint la lumière de l'étage. Accompagnée par le même goutte à goutte métronomique, elle s'allongea dans le noir sur son matelas poisseux.

- Allez, défia-t-elle en se couchant sur la masse de latex déjà trop chaude, en route pour un nouveau cauchemar !

Et c'est exactement ce qu'il se produisit.

CHAPITRE QUATRIEME
Mélancolie

Avant, arrière. Avant, arrière. Seul dans son grenier face à une lucarne crasseuse, le vieil homme taciturne poursuivait son obsédant balancement. Tapie dans l'ombre, la masse silencieuse de becs et de plumes faisait de même.

Les mains décharnées du vieil homme étaient croisées sur un fin paquet de feuilles manuscrites, posé sur ses genoux cagneux. Les yeux perdus vers l'horizon de la forêt, il attendait. Il attendait et il écoutait.

- Dis-moi... Implora-t-il d'un faible murmure monocorde. S'il te plait, dis-le-moi...

La forêt ne répondit pas.

Le vieil homme demeura immobile durant un long moment avant de tourner une première feuille, puis une seconde. De nombreuses pages noircies d'une écriture hâtive défilèrent ainsi, loin sous ses yeux absents qui fixaient toujours la forêt.

Un mouvement brusque, dans l'obscurité du grenier, fut suivit du bruit léger d'un froissement d'ailes... Sans doute l'un des pigeons morts qui s'était animé pour se percher en hauteur. Cela arrivait parfois : un cadavre pourri s'élevait de la puanteur poisseuse du plancher pour rejoindre ses congénères encore vivants.

Et ils attendaient, tous ensemble. Ils attendaient et ils écoutaient attentivement la forêt.

Sur le visage parcheminé du vieil homme, un sourire releva légèrement un coin de lèvre sèche et étroite. Cela faisait si longtemps... Des dizaines d'années, à attendre dans ce grenier poussiéreux.

- Ca y est, murmura-t-il dans un souffle rauque. Ils arrivent !

Et le vieil homme serait là pour les accueillir... Car il attendait. Et il écoutait très attentivement.

Extrait court :

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