Sébastien Donner

Extrait
Les contes sombres des terres de Freiya

Couverture de livre bleue de type ancien

PREMIER CONTE
La princesse des lames

Il était une fois un royaume dont les terres étaient envahies par des géants mangeurs d’hommes. Il n’était pas une seule fortification qui résistât à ces terribles monstres, ni une seule armée qui pût les inquiéter.

Impuissant devant ce fléau, le roi ordonna à ses sujets d’abandonner les terres pour aller vivre sur l’océan. Ce qui restait de la population s’enfuit alors en utilisant tous les moyens disponibles : navires marchands, modestes bateaux réparés à la hâte, embarcations de fortune.

Le roi et son peuple erraient désormais à la surface des mers. Cet exil sans but ni retour promettait le plus sombre des avenirs… Mais c’était sans compter la clairvoyance du roi qui, tout jeune fût-il, n’en était pas moins audacieux.

Les cadavres de gigantesques poissons remontaient en effet parfois des profondeurs insondables de l’océan. Ils flottaient alors en exhibant leurs os gigantesques, sur lesquels on eût pu faire tenir une famille entière. De ce constat, le roi forgea une décision qui changea la destinée de son peuple.

Il ordonna d’utiliser les os de plusieurs poissons géants pour assembler une cité flottante. Bien que la tâche semblât insurmontable, le roi sut trouver les mots pour inspirer les talents et les volontés de ses sujets. Le titanesque ouvrage fut donc lancé, puis achevé après de nombreuses années d’un labeur acharné.

Une cité flottante se dressa ainsi sur les flots, si vaste qu’elle ne tanguait jamais. Evasée à la base et pointue à son sommet, elle était bien plus haute que le plus haut des palais. Etant par ailleurs entièrement faite d’os, sa blancheur immaculée était pareille à celle de l’ivoire.

On eût dit qu’une œuvre céleste était descendue du paradis pour venir se poser délicatement à la surface de l’eau. Elle semblait devoir rester ainsi à jamais, pure et inaltérable… Le dernier bastion de l’humanité, isolé au milieu d’un immense océan.

Les années s’écoulèrent, alors que la blanche cité flottante prospérait, entourée par l’activité des navires qui l’avaient bâtie. Petit à petit, la ville se para des produits de la pêche et du plumage des oiseaux marins que les habitants chassaient également.

La population s’agrandit et il fallut bientôt construire une nouvelle ville flottante, puis une autre… Qui furent cette fois-ci assemblées avec les os grisâtres de nouveaux poissons géants. La blanche cité trônait ainsi entre ses cités filles, grises et plus petites.

La paix régnait à nouveau et l’avenir semblait radieux.

Mais rien ne dure jamais éternellement…

Devenu extrêmement vieux, le roi mourut sans ne laisser aucune descendance. Aucun successeur légitime ne pouvant prétendre au trône, les cités flottantes se retrouvaient sans dirigeant.

Des querelles éclatèrent pour la succession ; les cités grises firent sécession. Dirigées par des hommes mesquins et belliqueux, les cités grises finirent par s’unir contre la blanche cité dans des affrontements de plus en plus rageurs.

Les hommes avaient échappé aux géants, ils avaient appris à vivre à la surface des mers et, en dépit de ces prouesses, ils étaient sur le point de se détruire eux-mêmes.

C’est alors qu’un nouvel homme entra en scène.

Il avait été le conseiller éclairé du roi. Il était également féru d’alchimie et de sciences occultes.

Et si un héritier légitime était nécessaire pour rétablir l’ordre, il trouverait bien le moyen d’en créer un.

*

Melchisédech était l’ancien conseiller de feu le roi. Il entra seul dans la salle du trône, depuis longtemps déserte. Elle n’était plus en effet qu’un autel consacré à la mémoire du souverain décédé : une grande pièce de couleur ivoire, tapissée des plus belles plumes d’oiseaux. Au centre de cet autel, dans un sarcophage blanc, gisait la dépouille du roi… La seule qu’on n’eût jamais rendue à la mer.

Melchisédech se dirigea d’un pas décidé vers le sarcophage. Il l’ouvrit d’un seul geste et en contempla l’intérieur. Il contenait les restes momifiés du royal héros de la blanche cité, avec son épée d’apparat. Une épée de métal… Relique d’une époque terrestre révolue.

Avec émotion, l’ancien conseiller s’adressa respectueusement à la dépouille :

- Mon roi, je fais ceci pour votre peuple. Je fais ceci pour créer votre descendance et lui donner un peu de votre courage et de votre mansuétude.

Melchisédech posa une main tremblante sur l’épée du roi et la retira lentement du sarcophage. Il ajouta :

- Puissiez-vous me pardonner un jour ce que je m’apprête à faire. Espérons seulement qu’il en sortira quelque chose de grand… La blanche cité que vous créâtes en a cruellement besoin.

L’ancien conseiller referma le sarcophage et se retira en toute hâte, l’épée de son souverain dissimulée sous sa cape de plumes.

Le soir même, il se faufila dans un vieux navire arrimé à la cité flottante et descendit dans la cale, sombre et humide. Ce vieux bâtiment abandonné ruisselait d’eau de mer et finirait tôt ou tard par couler. Pour l’heure, il était idéal pour abriter l’activité occulte de Melchisédech.

Il avait entassé là les lames de différentes vieilles épées. A côté d’elles était posée une outre contenant un peu de lait… Un liquide ô combien rare et précieux, tiré de chèvres ramenées d’une récente expédition sur les terres infestées de géants. Melchisédech avait bien failli y laisser sa vie à plusieurs reprises, mais l’enjeu en valait la peine.

L’ancien conseiller alluma quelques torches, puis il brandit l’épée de son défunt roi. Sur la lame étaient encore visible des traces de sang séché… Le sang du roi lui-même, qui avait serré son arme de toutes ses forces sur son lit de mort.

Melchisédech fixa le sang royal avec satisfaction et murmura :

- Ce sera bien suffisant.

Il posa délicatement l’épée sur les autres et ajouta solennellement :

- Des lames pour le squelette, du lait pour les chairs, et du sang pour l’âme…

Il saisit l’outre et en versa le contenu sur les épées. Le lait coula sur les lames et passa sur le sang séché du roi.

Melchisédech répéta :

- Des lames pour le squelette, du lait pour les chairs, et du sang pour l’âme…

Il entra en transe et prononça plusieurs formules dans une langue depuis longtemps oubliée.

C’est ainsi que naquit la princesse des lames, fille sans mère née d’un roi mort. Les os de cette princesse étaient constitués des lames de métal récupérées par Melchisédech. Sa chair était faite du lait qui avait été versé sur ces dernières. Et son âme lui était insufflée par le sang du roi lui-même.

Dans sa hâte à trouver un héritier légitime, Melchisédech avait hélas négligé un détail capital.

Un détail qui allait sceller le destin du royaume tout entier.

*

Melchisédech présenta la princesse au peuple de la blanche cité des mers. Sur la grande place centrale, des centaines d’habitants scrutaient ainsi la princesse, une ravissante jeune fille âgée d’environ douze printemps... Ils étaient fascinés par ses longs cheveux blancs comme le lait, et sa peau tout aussi blanche.

Sa prestance et sa retenue étaient effectivement celles d’une personne de haut rang. Ses yeux incroyablement clairs reflétaient le soleil avec le même éclat que s’ils eussent été faits d’argent. Les traits fins et distingués de son visage juvénile n’étaient pas sans rappeler celui de feu le roi. Melchisédech l’avait par ailleurs vêtue d’une robe faite de tissus précieux… Etoffe des plus rares en cette cité marine, où seules les plumes d’oiseaux permettaient de confectionner de nouveaux vêtements.

Par prudence, l’ancien conseiller du roi ne dit pas toute la vérité. Il expliqua que la princesse était la fille cachée du défunt roi, et qu’elle pouvait de ce fait prétendre au pouvoir qui lui revenait de droit.

Bien que Melchisédech fût un homme respecté, des protestations s’élevèrent rapidement. La foule ne tarda pas à se scinder en deux groupes opposés.

La blanche princesse les interrompit en venant se placer au milieu d’eux. Sa voix pure et claire s’éleva alors, tel un rayon de soleil perce les sombres nuages :

- Personne ne saurait être digne à l’avance de la fonction qu’il se destine à exercer. Je ne tenterai donc pas de vous convaincre de mon aptitude au pouvoir avec des mots ; je vais au contraire vous la prouver par des actes. Les cités grises qui nous entourent contestent notre autorité et nous menacent ? Qu’à cela ne tienne… Amenez-moi à elles, et vous verrez ce qu’est une véritable princesse !

Melchisédech lui-même fut surpris par le courage et l’énergie de cette jeune fille délicate. Son regard et sa posture étaient d’ailleurs si semblables à ceux de feu le roi !

Une partie des citoyens fut aussitôt convaincue. Le reste prit la décision de la princesse comme une épreuve de passage : si elle était capable de résoudre les querelles intestines qui divisaient les cités flottantes, elle serait alors effectivement bien assez digne d’accéder au trône de cette nouvelle fédération !

Melchisédech, la princesse, et une dizaine d’hommes forts montèrent donc à bord d’un voilier à destination de la plus proche des cités grises. La princesse insista pour qu’aucune arme ne fût embarquée. Seul un pavillon blanc affichait la volonté de paix du navire.

Le voilier voguant vers l’une des citadelles grises que l’on devinait au loin, Melchisédech eut tout le loisir d’observer la blanche princesse qu’il avait créée de ses mains. Il s’avisa alors d’un geste qu’elle répétait en crispant régulièrement ses mains sur ses côtes… Comme si elle souffrait de quelque obscure douleur. Il s’en ouvrit à la princesse qui lui confia :

- Oui en effet, je suis affligée de plaies invisibles. Pour tout vous dire, je souffre à chacun de mes gestes…

Elle ajouta, un ton plus bas et sur un air de léger reproche :

- Peut-être n’auriez-vous pas dû utiliser des lames d’épée pour confectionner mes os.

Au lieu de compatir au calvaire de la princesse, Melchisédech fit signe à cette dernière de se taire d’un geste vif :

- Personne ne doit jamais rien savoir du secret de votre conception ! La stabilité politique des cités en dépend !

La princesse demeura silencieuse. Melchisédech prit cela comme un acquiescement tacite, tandis que sa création posait ses grands yeux d’argent sur la cité grise, qui se rapprochait petit à petit.

*

Le voilier fut arrimé à la cité grise, qui manifesta le plus froid des accueils : Les marins furent contraints de rester dans le bateau, tandis que Melchisédech et la princesse étaient amenés au gouverneur de la cité sous la surveillance rapprochée d’une trentaine de soldats.

Le gouverneur trônait au centre d’une grande salle grise où se tenait sa cour : de nombreux hommes et femmes vêtus de plumes aux couleurs chatoyantes. Le gouverneur était également entouré de sa garde personnelle : dix hommes robustes, en armes et armures taillées dans de solides os gris.

Les trente soldats qui avaient amené la princesse et Melchisédech demeurèrent de part et d’autre des deux invités, comme pour parer à toute menace. Melchisédech salua respectueusement le gouverneur, alors que la princesse demeurait digne et silencieuse.

Le maître des lieux se para d’un sourire moqueur et s’enquit de la raison de cette visite. La princesse répondit calmement, d’une voix pure et cristalline :

- Abandonne ton trône et reconnais-moi comme la souveraine unique et incontestable des cités flottantes.

Le gouverneur et sa cour éclatèrent de rire, tandis que les trente soldats pointaient leurs piques sur les deux invités.

Dépassé par la tournure que prenaient les évènements, Melchisédech put seulement fixer la princesse avec stupeur. Cette dernière sourit imperceptiblement et, toujours calmement, elle lâcha de sa voix innocente :

- Je ne le répèterai pas une nouvelle fois. Abandonne ton trône immédiatement.

- Sinon quoi ? Se moqua le gouverneur.

La princesse leva l’une de ses mains. Elle l'ouvrit à hauteur de ses yeux, et… Les trente gardes furent instantanément transpercés par les longues lames en métal qui venaient de sortir brutalement du sol. Tous tués sur le coup, ils demeurèrent empalés sur place, tandis que la cour du gouverneur poussait de grands cris d’épouvante.

Horrifié, Melchisédech tomba à genoux en réalisant de quoi sa créature était capable. Il supplia la princesse en tendant une main vers elle :

- Ce n’est pas ainsi que notre bon roi aurait procédé… Ce n’est pas ainsi que l’on rassemble les peuples !

La princesse l’ignora et fit tranquillement quelques pas vers le gouverneur. Elle lança de sa voix fluette :

- Abandonnes-tu ton trône ? Ou bien préfères-tu y rester à jamais, embroché par quelques-unes de mes lames ?

Les hommes de la garde rapprochée du gouverneur eurent à peine le temps de tirer leurs sabres d’os au clair que, déjà, ils s’effondraient tous, le cœur perforé par les fines lames qui venaient de s’étirer violemment hors des doigts ouverts de la princesse. Leurs épaisses armures d’os, pourtant particulièrement robustes, avaient été transpercées comme de simples feuilles de papier.

Un sourire dédaigneux aux lèvres, la princesse rétracta les lames dans ses doigts, dont elle lécha froidement le sang. Elle fit quelques nouveaux pas en avant, alors que les courtisans hurlaient de terreur en s’enfuyant de la salle.

Avec une douceur qui contrastait terriblement avec la situation, la princesse s’enquit :

- Alors dis-moi, gouverneur, cèdes-tu ton trône… Ou bien dois-je décider pour toi ?

Elle commençait à lever l’une de ses mains ensanglantées quand…

- J’abandonne le trône ! S’exclama le gouverneur en se prosternant aux pieds de la princesse. Je vous abandonne ce trône et cette cité. Je vous reconnais comme notre souveraine, unique et incontestable !

Ainsi débuta le règne de la princesse des lames.

*

La princesse se rendit dans les autres cités grises. Toutes montrèrent une résistance armée, et toutes tombèrent presque aussitôt. Rien ne semblait capable de surprendre ou de blesser la princesse, qui pouvait instantanément créer d’impénétrables murs de lames d'acier. Ces effrayantes protections acérées se révélaient également être des remparts offensifs, qui auraient sans doute pu décimer les terribles géants eux-mêmes.

Les cités se soumirent donc. Mais la situation ne s’améliora guère pour autant… La princesse souffrait en effet de plus en plus des lames qui formaient ses os. Cette douleur de chaque instant nourrissait en retour son intransigeance et sa froide colère. Plus le temps passait, et plus la princesse s’endurcissait. Plus le temps passait, et plus elle régnait violemment.

De plus en plus opprimés, les citoyens tentèrent de l’assassiner. Tous échouèrent.

Afin de décourager définitivement toute opposition, la princesse traîna l’un d’eux en place publique et lui fournit une hache, une épée et un arc.

- Vas-y, essaie de me tuer ! Lui ordonna-t-elle devant la foule venue assister à l’évènement. N’aie crainte, je ne me défendrai pas, du moins pas tant que tu essaieras de m'ôter la vie. Je m’occuperai de toi seulement une fois que tu auras baissé les bras.

L’homme ne se fit pas prier davantage. Il saisit l’épée et la planta de toutes ses forces dans la poitrine de la princesse… Qui sourit malicieusement.

Incrédule, l’homme retira la lame de laquelle s’écoulèrent quelques gouttes de lait.

- As-tu fini ? Demanda la princesse avec une insouciance désarmante.

- Certainement pas ! S’exclama l’homme en saisissant la hache, qu’il abattit violemment sur le crâne puis sur le cou de la princesse…

Deux bruits métalliques étouffés résonnèrent alors dans toute la place, tandis que la princesse indemne se contentait de sourire.

Elle lâcha en riant comme une enfant :

- As-tu jamais entaillé du lait avec un coup d’épée ? As-tu jamais décapité une épée avec un coup de hache ?

Le pauvre homme n’eut guère le temps de s’interroger sur le sens de ce qui était pour lui une énigme. Ses armes furent réduites en charpie en même temps que son corps découpé en morceaux s’effondrait sur le sol.

A compter de ce jour, le règne de la princesse se fit encore plus violent. Il n’y eut bientôt plus un seul être humain à gouverner... Tous étaient tombés sous les impitoyables lames de leur propre souveraine.

Suppliciée par ces mêmes lames, qui la lardaient sans cesse de l’intérieur, la princesse esseulée céda à une rage sans commune mesure. Elle monta dans un petit bateau équipé d’une paire de rames, puis elle se mit en quête de terres qu’elle n’avait jamais connues : celles des géants qui avaient terrorisé son peuple.

Elle finit par accoster sur une plage déserte. Elle s’y aventura et trouva un premier géant, qu’elle lacéra aussitôt de ses terribles lames.

Une demi-saison plus tard, la princesse avait éliminé tous les colosses qui avaient osé se présenter à elle.

Une nouvelle saison s’écoula alors, sans but ni espoir.

Définitivement seule, et encore plus souffrante que jamais, la princesse des lames s’enfonça dans une immense forêt où la douleur manqua de la faire sombrer dans la folie.

C’est alors qu’elle rencontra le Maître Marionnettiste.

DEUXIEME CONTE
Le Maître Marionnettiste

Il était une fois un royaume dont les terres étaient envahies par des géants mangeurs d’hommes. Il n’était pas une seule fortification qui résistât à ces terribles monstres, ni une seule armée qui pût les inquiéter.

Impuissant devant ce fléau, le roi ordonna à ses sujets d’abandonner les terres pour aller vivre sur l’océan. Le nombre des embarcations était hélas insuffisant pour permettre l’exode marin de la totalité de la population. De nombreux sujets furent ainsi abandonnés par leur propre roi sur des terres devenues hostiles.

Freiya faisait partie de ces laissés pour compte. Mais elle n’était pas femme à se laisser abattre.

Rousse au tempérament fort et libre, elle s’était aventurée à de nombreuses reprises au plus profond des terres du vaste royaume. C’est ainsi que la vaillante Freiya avait découvert des chaines montagneuses, particulièrement escarpées, ceinturant une vaste zone inexplorée.

- Ces montagnes sont bien plus hautes et acérées que des remparts géants ! Déclama Freiya aux siens. Il m’a semblé distinguer des passages étroits, qui pourraient nous conduire à l’intérieur de cette protection naturelle contre les géants… Peut-être y trouverons-nous de quoi nous établir paisiblement et fonder notre propre ville, à l’abri de tout danger !

Le petit attroupement qui s’était formé autour de Freiya demeura interdit. Un homme demanda finalement avec circonspection :

- A quelle distance se trouvent ces montagnes qu’aucun géant ne saurait franchir ?

Ce à quoi la fougueuse jeune femme répondit :

- A peine à quatre jours de chevauchée, en gardant bien le soleil levant à notre droite !

Le groupe qui entourait Freiya blêmit de peur.

- Ce sont les montagnes interdites ! S’exclama un homme. C’est donc là que tu disparaissais durant des jours entiers ! Es-tu devenue folle pour oser nous entrainer en pareil lieu ? As-tu donc oublié les mises en garde des Récits du Royaume ?

Freiya défendit son point de vue avec tant de ferveur qu’elle convainquit une vingtaine de personnes de la suivre : préféraient-ils écouter de vieux récits dont les auteurs étaient depuis longtemps oubliés, ou bien affronter des géants bel et bien réels ? Ces terribles créatures sans âmes étaient perpétuellement affamées. Or un petit groupe d’entre elles avait été vu en approche, à peine à deux journées de marche humaine… Soit seulement un grand jet de pierre, pour ces colosses qu’étaient les géants.

Tous les chevaux et tous les ânes avaient déjà fuis, affolés par les odeurs musquées et rances portées par le vent. Les relents de la mort approchant à pas de géants…

A défaut de montures disponibles, seuls les plus vigoureux pouvaient se joindre au nouveau groupe formé par Freiya. Les hommes et les femmes suffisamment endurants prirent sur leur dos quelques-uns des plus faibles qui souhaitaient tenter eux aussi cette aventure.

Une trentaine de personnes prêtes à risquer leur vie pour échapper aux terribles géants… Voilà tout ce qu’il restait des espoirs d’un peuple autrefois prospère.

Le groupe se mit en marche à pas forcés, guidé par la courageuse Freiya. La route fut longue et risquée, à éviter les géants dont on entendait les pas lourds, au loin.

Le soleil s’était couché et levé une bonne dizaine de fois quand le groupe de Freiya vit enfin les fameuses montagnes se dessiner au loin. Noires et acérées, elles semblaient vouloir déchirer le ciel bleu en lambeaux.

Une journée de marche plus tard, le groupe arrivait au pied de ces montagnes, faites d’une pierre noire incroyablement dure et coupante. Elles s’élevaient en infranchissables falaises verticales.

- Je vous l’avais bien dit : aucun géant ne passera jamais de tels remparts ! Se réjouit Freiya.

Le reste du groupe put seulement lever un regard craintif vers les cimes qui se perdaient dans les nuages. Un air froid et lourd en descendait, appesantissant l’air de menaces sournoises. Si certains ne semblaient guère motivés à poursuivre ce périple, les autres lorgnaient ouvertement en arrière, prêts à rebrousser chemin.

Freiya s’en aperçut aussitôt. Elle mobilisa toute sa force de persuasion pour convaincre son groupe de rester soudé :

- La vraie menace est juste derrière nous ! S’écria-t-elle. Les géants sont sans doute sur notre piste. Notre salut et notre avenir sont là, devant nous : de l’autre côté de ces montagnes !

L’un des hommes s’inquiéta :

- Mais comment passer de telles falaises ? Aucune créature, humaine ou géante, ne saurait les escalader sans périr !

- Nous allons longer la roche, jusqu’à trouver l’un des étroits passages que j’avais aperçus. Maintint fermement Freiya.

Elle joignit le geste à la parole en marchant le long de la roche noire et froide. Le groupe la suivit sans demander son reste… Car au loin résonnaient déjà les cris sauvages de géants affamés.

*

Onze jours plus tôt.

Abel demeurait prostré, devant la maison de son père. Ce dernier avait été dévoré trois jours auparavant par les géants, lors de la dernière expédition menée par le village. Déjà orphelin de mère, le pauvre garçon âgé de seulement huit printemps était désormais définitivement seul.

Même le petit groupe qui s’était réuni autour de Freiya, au centre du village, ne lui prêtait aucune attention. Ils parlaient de fuir quelque part vers les montagnes interdites, afin d’y établir un refuge hors d’atteinte des géants. La plupart des villageois résistaient à cette idée mais, par sa fougue communicative, la jeune et vaillante Freiya savait se montrer persuasive.

Le pauvre petit Abel demeurait pour sa part muet et immobile, devant la maison vide de ses parents décédés. La tristesse lui serrait le cœur et lui ôtait jusqu’à l’idée même de survivre.

Au bout d’un moment, le garçon réalisa qu’il était seul, dans un village désert. Le groupe formé par Freiya était parti sans même réaliser son existence…

Indifférent à ce fait, Abel entra dans sa maison devenue étrangère. Il s’assit sur une chaise à bascule trop grande pour lui et il attendit avec cette résolution : les géants seraient bientôt là, et ils abrégeraient ses souffrances.

La lourde chape d’un sommeil sans fond engloutit tout… Jusqu’à la douleur même d’Abel, qui se réveilla en sursaut dans la chaise à bascule.

L’œil d’un géant envahissait la fenêtre située face à lui. Le colosse avait sans doute plaqué une joue sur le sol pour parvenir à lorgner ainsi à l’intérieur de la bâtisse, aussi haute que sa tête.

Pétrifié, Abel fixait avec terreur l’œil disproportionné du monstre. Noire sur fond noir, sa pupille lui donnait un regard de prédateur sans âme. Son souffle régulier soulevait d’immenses nuages de poussières, qui s’engouffraient sous la porte d’entrée close... Et le sol vibrait très légèrement, au rythme de battements cardiaques colossaux.

Il a dû s’allonger ventre à terre. Fut la seule pensée qui traversa le garçon.

Vidé de toutes émotions, il fit basculer sa chaise en avant, se leva, et se dirigea lentement vers l’œil qui le fixait horriblement.

- Vas-y, mange-moi. Lui lança Abel avec mépris.

Pas un mouvement, pas un bruit. L’œil monstrueux le fixait toujours, avec une insistance prédatrice qui augurait la plus cruelle des suites.

- Mange-moi, espèce d’idiot ! Cria l’enfant.

Et il frappa de toutes ses forces la pupille grand ouverte qui le dévisageait sauvagement.

L’œil disparut dans un hurlement qui fit trembler l’air et assourdit Abel… Puis une main gigantesque défonça le mur de l’entrée.

L’enfant demeura immobile, au milieu d’une tempête de débris de bois et de torchis. Il fut enveloppé dans un cocon de chair, alors qu’une accélération vertigineuse le tirait loin en hauteur.

Je suis dans sa main... Il s’est relevé, et il me tient sans doute à hauteur de son visage.

Le cocon de chair s’ouvrit.

Abel se tenait désormais à dix mètres de hauteur, dans la paume du géant qui le fixait de son œil bestial.

Le garçon se dressa sur ses pieds et hurla :

- Mange-moi, stupide géant ! Mange-moi !

Cette émotion de colère et de douleur mêlées semblait troubler la créature, qui reposa maladroitement le garçon au sol et s’en fut lentement au loin.

Médusé, Abel se tenait au milieu de son village dévasté.

Il m’a… laissé en vie ?

Abel était plus seul qu’il ne l’avait jamais été avec, pour unique souvenir de sa vie passée, un grand pantin de bois articulé, étendu à ses pieds dans la poussière. Toujours incapable de penser ou de ressentir quelque émotion que ce fût, l’enfant fixa le pantin.

Il le prit avec soin et observa attentivement chaque articulation. Celui qui l’avait ouvragé y avait consacré énormément de temps, d’efforts et de talent. Et sans doute un peu de son âme, également. La chose semblait presque vivante tant elle était délicate.

Le visage du pantin avait d’ailleurs quelque chose de féminin. Quelque chose qui évoquait une mère réconfortante.

Abel la prit dans ses bras et se blottit contre elle au milieu des décombres.

- Je ne serai plus jamais seul… Murmura-t-il à la marionnette.

Puis il sombra dans un sommeil sans rêve.

*

On dit du Maître Marionnettiste qu’il commença à exercer ses talents dès le jeune âge de huit printemps. Il était alors un orphelin abandonné par les siens dans un village offert aux géants. Selon les Récits du Royaume, le seul réconfort qu’il trouva fut celui d’un pantin étendu au milieu des ruines.

C’est à cette période particulièrement douloureuse de sa vie que le jeune Maître créa deux pantins à l’effigie de ses parents décédés.

L’humanité de ces marionnettes articulées était troublante… A tel point que l’on aurait pu converser avec elles avant de réaliser avoir à faire à des poupées. Leurs mouvements, leurs visages… Tout cela reproduisait la vie selon un inquiétant mimétisme, sans qu’aucun fil ne fût tiré ni aucun mécanisme actionné.

Déjà, le Maître Marionnettiste maîtrisait de bien subtils arcanes. Et cet art infiniment délicat exprimait déjà autre chose, de terriblement vivant.

Le jeune Maître se terrait ainsi, seul, dans les ruines de son village, entouré des deux simulacres mécaniques de ces parents décédés. Durant plusieurs longues saisons, il ne connut que leur seul amour.

Certains disent que des murmures s’élevaient parfois de leurs lèvres de bois étrangement vivantes. Et ceux qui ont bien connu les parents du petit Abel affirment que ces murmures étaient les leurs.

Parvenu à l’âge de dix printemps, le Maître Marionnettiste avait agrandi sa famille d’une grande sœur et s’était entouré de nombreux villageois… Autant d’automates d’une infinie complexité, qui servaient leur Maître avec dévouement.

Ce qui les animait tous était d’une bien plus grande délicatesse qu’un vulgaire mécanisme d’horlogerie. Car cet élan s’approchait bien plus des fils subtils qui agitent la vie elle-même.

Parvenu à son quinzième printemps, le Maître Marionnettiste s’était entouré d’une cour digne des plus grands rois. Une armée de pantins mécaniques avait par ailleurs transformé les ruines de son village en une place forte, faite de grands et luxueux jardins.

La beauté spacieuse de ce lieu y côtoyait ainsi des armes de mort mécanique aussi discrètes que redoutables...

Car, au-delà de la nécessité de se protéger des géants, le Maître Marionnettiste songeait de plus en plus à ce jour où il avait été abandonné. Il ressassait cette terrible matinée où il avait affronté un géant avec sa seule colère… Puis à toutes les années écoulées depuis lors, à vivre le cœur vide.

Durant tout ce temps, il s’était imposé la grande farce d’une ville sans âme, que l’immuable beauté rendait d’autant plus factice. Même la grande fanfare mécanique colorée créée par le Maître ne parvenait plus à briser la monotonie de cette ville fantoche.

Une telle mascarade devenait insupportable.

Il ne se passait plus un jour, plus une nuit, sans que le Maître Marionnettiste ne fixe l’horizon où Freiya et les siens avaient disparus. Plus le temps passait, et plus il était résolu à les retrouver.

Et à leur faire payer chèrement son abandon.

Avec la régularité métronomique d’une horloge, le Maître Marionnettiste continua à développer sa ville mécanique fortifiée et à pratiquer son art. Un art dans lequel il surpassa rapidement toute autre forme de magie.

Bientôt, plus personne ne serait en mesure d’arrêter sa colère vengeresse. Pas même la plus vaillante des Freiya.

Ceci n'est que le début d'une grande saga...
Dont la conclusion est aussi profonde que poétique !

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