Sébastien Donner

Extrait
De retour du Cocyte

Couverture de livre représentant une petite cabane rose posée au sommet d'une pile de gros rochers, au-dessus des nuages

Premier mouvement

Je suis mort de peur.

Littéralement, cette nuit-même, dans mon sommeil.

J’imagine quelle pourrait être l’épitaphe gravée sur ma tombe, si la mise en terre d’un défunt n’était pas chose sérieuse :

« Repose en paix, cette fois-ci ! »

Mais qu’importe à présent, tout cela n’a plus grande valeur là où je me trouve... Seule compte désormais cette étrange et monumentale porte, qui se dresse devant moi.

La porte

Le visiteur ne savait pas comment il était arrivé à l’endroit où il se tenait. Où que son regard se pose, tout n’était que clarté éblouissante.

De cette luminosité diffuse émergeait une gigantesque porte. Une porte sans mur autour... Une porte esseulée, plantée au beau milieu de nulle part. Le visiteur n’en discernait pas le sommet, tant elle était incroyablement haute.

Songeur, il en fit entièrement le tour en contemplant une face puis l’autre. Les deux côtés étaient identiques et dépourvus de poignée.

Déconcerté par l’incongruité de la situation, le visiteur entreprit d’appuyer sur la porte pour l’ouvrir.

Cette dernière ne bougea pas d’un seul millimètre.

Lassé, le visiteur se résolut à s’asseoir dans le vide éblouissant sur lequel il marchait depuis un moment.

Il leva alors la tête vers le lointain sommet de la porte pour constater que…

- Tiens, on dirait qu’un mot est gravé, tout là-haut !

Il se redressa et s’éloigna à reculons de la massive porte qu’il ne quittait pas du regard. Bien que les lettres fussent aussi grandes qu’un homme, le visiteur dut plisser les yeux pour déchiffrer lentement la très haute et lointaine inscription :

« Affectibus »

- Me voilà bien avancé ! Qu’est-ce que cela peut donc bien vouloir dire ? S’interrogea-t-il en grattant le sommet de son crâne.

- C’est effectivement la question qui revient le plus fréquemment, lança une voix caverneuse dont l’écho se répercuta longuement alentour.

Surpris, le visiteur scruta la clarté qui s’étendait à perte de vue, tout autour de lui.

- Qui donc vient de me parler ? Et où êtes-vous ? Interrogea-t-il aussi fort qu’il le put.

- Derrière la porte. Et il est inutile de crier. Répliqua la voix, parfaitement calme.

Le visiteur fit une fois de plus le tour de la porte avant de constater ironiquement :

- Derrière la porte… Il n’y a personne ! Pourquoi diable me taquiner-vous ainsi ?

- Oh, le diable n’y est pour rien, ou si peu... Il vous suffit juste de pousser la porte, et vous me trouverez !

- C’est ce que j’ai tenté, mais elle refuse de s’ouvrir ! S’exaspéra le visiteur. De toutes façons, à quoi bon vouloir l’ouvrir si je puis en faire le tour et constater qu’il n’y a rien de l’autre côté ? Et puis... Savez-vous comment je suis arrivé ici ?

Le silence le plus complet envahit les lieux – ou plutôt la clarté –, alors que le visiteur s’impatientait :

- Pourquoi donc ne me répondez-vous pas ? Je n’ai plus aucun souvenir et, pour couronner le tout, vous vous tenez derrière une porte dont je fais intégralement le tour sans ne rien voir d’autre qu’une gigantesque planche dressée vers le ciel !

Silence.

- Pourquoi refusez-vous de m’aider ?

- Je ne suis que le gardien de la porte. Répondit stoïquement l’invisible voix caverneuse.

- Le gardien ? Votre rôle consiste donc à m’empêcher de passer !

- Si tel était le cas, je n’en laisserais pas la clé ainsi exposée, à la vue de tous.

- Comment ça ? Je ne vois ni clé ni serrure… Vous moqueriez-vous de moi ?

Silence, à nouveau.

Ce à quoi le visiteur se courrouça :

- Très bien, c’est entendu ! Eh bien sachez, Monsieur, que suis contrarié… Oui : fortement contrarié ! Apprêtez-vous à recevoir de mes nouvelles très prochainement !

Le visiteur s’éloigna à vive allure de la porte, non sans s’interroger sur la façon dont il allait pouvoir se repérer au beau milieu du désert lumineux qui s’étendait alentour.

Il marchait déjà depuis une bonne dizaine de minutes, suspendu dans le plus blanc des néants, quand il se retourna pour évaluer la distance qu’il venait de parcourir.

- Mais… Comment est-ce que ?

L’immense porte se tenait à quelques pas derrière lui.

- C’est une plaisanterie ! S’agaça le visiteur.

La mystérieuse voix résonna alors à nouveau :

- Nul besoin de chercher le facétieux diablotin qui vous a joué ce tour. Cette porte est en effet au centre de toute chose, il est donc vain d’espérer la distancer. Pour être plus exact, vous ne pourrez-vous éloigner de la porte tant qu’elle occupera vos pensées.

Stupéfait, le visiteur réfléchit un instant avant de déclarer :

- Ce que vous venez d’énoncer n’a aucun sens !

La voix mystérieuse demeurant silencieuse, le visiteur reprit :

- Vous insinuez donc que je vais demeurer ici durant un temps indéterminé, coincé entre cette porte et… Rien ?

Silence, encore et toujours.

- Fichtre… Le diable emporte cette satanée porte de malheur ! C’est décidé : je vais porter plainte ! Vous entendrez parler de mon avo…

La susnommée porte s’ouvrit largement, au moment même où le pied rageur du visiteur se levait pour porter un coup.

- Ouverte… Elle s’est ouverte !

- Bien évidemment.

- Comment ça, bien évidemment ?

- La solution est écrite sur le tympan qui surplombe la porte. Vous l’avez-vous-même lue tout à l’heure : « Affectibus »… Ce qui signifie émotion, en latin. Un mouvement d’humeur, comme votre colère, était la seule clé dont vous aviez besoin pour lever le verrou et ouvrir la porte.

Le visiteur demeura hésitant, devant l’ouverture sombre et béante. Reculant de quelques pas il relut, songeur, l’inscription qui ornait le tympan.

- Affectibus… Emotions, en latin… Vous n’acceptez donc ici que les seules personnes capables de ressentir quelque chose, et c’est ainsi que ma colère a débloqué la porte ? J’aurais donc tout aussi bien pu rire ou pleurer, cela aurait également fonctionné ?

- C’est exact, confirma la voix mystérieuse. Il n’en a toutefois pas toujours été ainsi. Nous avions autrefois opté pour un accueil non sélectif. Quiconque pouvait entrer, et ce qu’il manifestât ou non une émotion. En contrepartie, l’inscription suivante était gravée sur le tympan de la porte : « Toi qui entre en ce lieu, abandonne toute espérance ».

La voix mystérieuse se gonfla de fierté, alors qu’elle ajoutait :

- Cette inscription rencontrait un certain succès, en ce sens qu’elle frappait immédiatement les esprits… Ceci dit sans vouloir faire de jeu de mots.

- Que s’est-il passé ?

- Un changement de direction dans notre entreprise. Depuis lors, les nouveaux venus demeurent perplexes devant notre belle porte. Et tous ne rentrent pas.

Toujours planté devant la gigantesque porte entrebâillée, le visiteur répondit :

- Effectivement, je confirme la chose : « abandonne toute espérance »… Voilà qui met tout de suite le pied à l’étrier ! L’ambiance est posée et le décor planté, alors qu’avec votre message alambiqué, « Affectibus »… Eh bien oui, je vous le dis tout net : j’ai comme une hésitation à entrer !

La voix ne put étouffer un soupir de lassitude :

- Que voulez-vous, c’est de la comparaison que naissent l’envie et la déception.

- Tout de même, vous devriez remettre l’ancienne inscrip…

- Je vous invite à déposer une requête auprès du service marketing, qui l’examinera avec toute l’attention qui lui est due. Trancha la voix avec fermeté.

- Ah… Bien.

Le visiteur s’approcha de l’entrée béante et glissa la tête dans l’obscurité épaisse et froide. Il lança timidement :

- N’y voyez là aucune mauvaise volonté de ma part, néanmoins… On n’y voit goutte !

- Pourquoi donc manifestez-vous une telle réticence ? Au moins les choses ne sont-elles pas trompeuses, ici ! Combien de fois aves-vous cru, dans votre vie, distinguer clairement la route qui se dessinait devant vous ? Et combien de fois avez-vous chuté du fait d’une mauvaise appréciation de cette dernière ? Etre trompé par ce que l’on voit, ou ne rien voir du tout… Laquelle de ces deux situations vous prédispose-t-elle le plus à l’erreur ?

Le visiteur envisagea timidement le gouffre ténébreux tapis derrière la porte. Puis il répondit :

- Que voilà une bien belle argumentation… Mais je ne sais toujours pas où placer mon pas !

- Qu’importe, s’enflamma la voix qui adoptait désormais des accents théâtraux. Voyez ce qu’il est advenu de Christophe Colomb, qui visait la richesse des Indes et a en fait découvert les pauvres terres d’Amérique… Tout cela pour finir sa vie criblé de dettes ! Croyez-vous donc que la destination désirée fut, de son point de vue, la chose la plus importante dans son choix ? Tout homme, dans sa vie va de l’avant, mais il ne mesure la justesse de la voie empruntée qu’après coup. Alors à quoi bon voir où l’on va ? Si c’est pour choir d’une manière ou d’une autre, autant pimenter l’exercice en y adjoignant un peu de surprise !

- Vous semblez vous y entendre en rhétorique. Ironisa le visiteur en reculant d’un pas.

- Ce n’est pas tant la pratique du verbe que celle de l’observation… Je vous prie de croire que j’en ai vu chuter : des hommes, des femmes, des forts et des faibles... Tous écrasés par la stupidité du destin. Et tous, je les ai relevés pour les conduire vers la seule destination qui leur importait réellement.

- La seule destination… Qui leur importait réellement ?

Le visiteur recula davantage, tandis que la porte s’ouvrait totalement, semblant ainsi répondre à son appréhension grandissante.

La voix mystérieuse retentit dans l’immensité de la clarté qui s’étendait autour de la porte ténébreuse :

- Ne crains rien, voyageur. Tes émotions sont à la porte ce que la lumière est à une fleur : plus tu montres tes faiblesses humaines, et plus elle t’acceptera. Mon monde n’a que faire des bouddhas jamais tristes, ces êtres dépouillés de tout intérêt tant ils se suffisent à eux-mêmes. Mon monde est là pour t’accueillir, toi et tes souffrances. Voilà pourquoi tu te dois de ressentir. Voilà pourquoi tu te dois de posséder un passé : tout cela t’enchaîne à la souffrance certes, mais tout cela fonde ton humanité, te faisant Homme parmi les hommes !

Le visiteur leva un sourcil déconcerté. Puis il lança :

- Quelle verve ! Tout ce beau discours pour une simple porte… Je n’ose imaginer les épitaphes que vous dressâtes à l’égard de choses moins ordinaires !

- C’est que, vois-tu, cette porte n’a justement rien d’ordinaire. Mais de cela tu te doutais, n’est-ce pas ?

Second mouvement

Et le visiteur franchit la porte.

Apparences

La vision du visiteur commençait à s’accoutumer aux ténèbres profondes et glacées qui enveloppaient jusqu’à son âme. Il distinguait ainsi les contours sans couleur d’une vaste plaine de cendres. Pourtant, aucune source de lumière, aussi pâle fût-elle, n’éclairait les lieux.

- Comment se fait-il que je parvienne à distinguer cette morne plaine ? S’interrogea-t-il à voix haute. Il n’y a même pas ici la lueur d’une lointaine étoile !

- Quel cruel manque d’imagination… Penses-tu donc que tu utilises réellement tes sens en ce lieu ? Crois-tu même un seul instant que ton corps t’ait réellement suivi jusqu’ici, et qu’il existe une porte ou bien une seule plaine de cendres par-delà la mort ?

- Mais… Vous affirmiez à l’instant qu’aucun faux-semblant n’existe dans votre monde !

- Et je réitère cette assertion avec force : rien, ici, n’est mensonge. Simplement, je n’y puis rien si ton esprit persiste à travestir la vérité, et tapisse ce monde de ses propres interprétations.

Le visiteur s’outragea :

- Je ne verrais donc pas les choses telles qu’elles sont ? Ni de mon vivant, ni à ma mort ? Mais quel est donc le sens de la vie, si même la mort n’apporte aucune réponse, aucune vérité !

Le visiteur se tut et demeura songeur. Il balaya du regard la terne plaine de cendre, pus il s’emporta :

- Cela ne tient pas debout… A bien y réfléchir, j’ai plutôt le sentiment d’être la victime de vos boniments !

- Ils ont des yeux, et ne voient pas… Répliqua la voix profondément lasse. Cesse donc d’agir en Philistin ! Tu es venu au monde avec des sens qui n’ont cessé de te leurrer : as-tu déjà perçu les atomes qui constituent la matière ? As-tu déjà senti que la planète terre était en fait une sphère lancée à toute vitesse dans le vide intersidéral ? Même ta notion du haut et du bas dépend directement de la direction de la gravité, qui ne pointe pas vers le bas mais vers le centre de ta planète.

La voix poursuivit sur un ton presque peiné :

- Tes sens t’ont menti toute ta vie durant, alors que ton esprit prenait l’habitude de se leurrer lui-même. Il est donc normal qu’il garde ici cette mauvaise habitude prise de ton vivant.

La voix se cristallisa en une substance noirâtre qui prit forme : celle d’une silhouette humaine brumeuse. Bien que cette silhouette fût celle d’un être humain, il était évident que la créature ainsi matérialisée n’en était que l’ombre : celle d’un spectre sans vie.

La voix de ce spectre poursuivit :

- En attendant que ton esprit puisse voir les choses telles qu’elles sont, il te sera sans doute plus aisé de me donner une apparence précise.

Le visiteur s’étonna :

- Pourquoi cette forme plutôt qu’une autre ?

- Il s’agit là de la stricte application de la charte graphique établie par le service marketing, dont l’un des objectifs est la standardisation des lieux. Je l’évoquais à l’instant : Imagines-tu le désordre que serait mon monde si je laissais chaque nouveau visiteur le perturber par son imaginaire dévergondé ? Nous imposons donc un style thématique unique : cendres, ténèbres et hurlements. Ah… Pendant que j’y pense : Tu peux désormais m’appeler Charon.

- Charon ? Je suppose qu’il s’agit encore de la stricte application de la…

- De la charte graphique établie par le marketing, effectivement. C’est important, l’ordre. Surtout avec la foultitude d’âmes que nous gérons ici !

- Ha… Une foultitude d’âmes ?

- Si fait. Nous allons à présent passer à la mise en condition.

- La mise en cond…

- Oui : nous laissions auparavant le soin à chaque nouveau venu d’exprimer ses propres démons intérieurs, qui se matérialisaient aussitôt ici. En effet, le pire des enfers n’est-il pas contenu dans les phobies de chacun ? Mon monde était, de ce fait, chaotique : rempli de peurs bigarrées à un point tel qu’il devenait impossible d’avancer sans se prendre les pieds dans le cauchemar de l’un ou de l’autre de nos pensionnaires… Un véritable enfer ! Ce qui nous ramène à la standardisation évoquée précédemment.

- Vous préférez donc imposer un thème unique, plutôt que de devoir gérer les multiples cauchemars des âmes que vous recueillez. Certes… Voilà qui semble cohérent.

- Je ne te le fais pas dire ! Silence à présent, je te prie. Car j’ai besoin de concentration pour la susnommée mise en condition.

Troisième mouvement

Le sol exhale un souffle glacial et… La brume qui tapisse la plaine de cendres est violemment soufflée en hauteur, vers l’infâme voile noir qui tient lieu de ciel. Charon, l’ombre humaine aussi froide que la mort, ne dit mot. Il pointe un long doigt décharné vers l’horizon ténébreux.

De cet horizon s’élèvent d’innombrables plaintes : celles d’âmes damnées et mille fois tourmentées, mêlées en une indescriptible cacophonie.

Puis…

Une nuée de corbeaux décapités s’abat sur la plaine de cendres, et la noie dans le bruissement de millions d’ailes.

Les mouvements désordonnés de ces volatiles parodient le vol d’oiseaux vivants. Ils s’écrasent au sol et s’y débattent dans une danse grotesque, alors que d’autres reprennent de l’altitude et prolongent leur macabre ballet.

Charon avance d’un pas noble, ignorant les corbeaux décapités qui plongent sur lui et arrachent un peu de l’étoffe de brume dont il s’est paré. A la fois prince et vagabond de ce royaume déchu, il tend vers le visiteur un bras exsangue, dans une invitation à le suivre.

Le visiteur s’exécute. Il pose un premier pied devant lui, puis un second. Les serres des volatiles fendent les ténèbres et réduisent ses chairs insensibles en charpie. Le visiteur continue d’avancer, misérable parmi les misérables…

Seulement guidé par le bras de Charon, il poursuit sa progression au milieu de la tempête de corbeaux qui noircit et emporte tout.

De la répétition des choses

- Alors, ça tape non ? Demanda fièrement Charon à son hôte.

- Je dois reconnaitre que cette mise en scène possède un certain cachet ! Hurla le visiteur pour couvrir le vacarme de la tempête de corbeaux. Chapeau bas au service marketing ! Est-il prévu que cela dure encore longtemps ?

- C’est que, vois-tu, la première impression est souvent déterminante... Et puis nous ne nous sommes pas donné tout ce mal pour n’offrir qu’une malheureuse minute de représentation !

Le visiteur serra davantage la main glacée de Charon qui le tirait vers l’avant. Ils progressaient ainsi laborieusement au milieu des cadavres de volatiles secoués de spasmes.

Le visiteur s’inquiéta :

- Ne craignez-vous point que certains visiteurs se lassent d’une mise en jambe aussi prolongée ?

Charon arrêta son pas et se retourna vers le visiteur. Il tenta de couvrir de sa voix rauque le vacarme généré par des millions d’ailes frénétiques :

- As-tu déjà voté avec conviction pour un candidat qui te semblait mou ? As-tu déjà opté pour un dessert fade ? Non, car ton esprit ne choisit pas rationnellement : il se dirige vers ce qui le marque ou ce qui le réconforte. C’est pourquoi, ici, nous misons sur une symbolique tout aussi forte : celle de la mort. Car c’est en acceptant la fin de ta vie que tu pourras te défaire de tout ce qui t’encombre et t’aveugle. Si la mort représente la fin de quelque chose, elle annonce par ailleurs le renouveau ainsi rendu possible.

- Je pense avoir désormais compris le message. Donc… Ne peut-on pas arrêter cette tempête d’oiseaux morts et…

- De toutes les façons, cette scène d’accueil est inscrite dans la charte graphique établie par le service marketing. Il s’agit là d’un principe indiscutable et non négociable dans sa durée.

- Certes, néanmoins…

- As-tu déjà remis en cause le bien-fondé de la couleur bleu, en tant que couleur existant parmi les autres ?

- Ma foi… Non. Non, car cette couleur existe de fait, et je ne peux rien changer à cela : le ciel est bleu par exemple. Toutefois…

- Eh bien c’est la même chose ici : une charte graphique est une charte graphique. Au nom de quoi la remettrais-tu davantage en cause que la couleur bleu ?

- Mais, voyons… On ne peut modifier les couleurs qui ornent le monde… Alors qu’une charte résulte d’un choix et est donc modifiable !

- Tu n’imagines justement pas le mal que nous nous sommes donnés pour rédiger cette charte, se lamenta Charon. Je te retourne donc ton argument : au nom de quoi remettrais-tu en cause tout ce travail, toi qui ne contestes même pas l’existence d’une simple couleur ?

Le visiteur demeura interdit.

- Bien. La cause est donc entendue ! Conclut Charon.

Les deux êtres se remirent en marche, alors que le visiteur jetait un regard soupçonneux sur son guide.

Des heures et peut-être bien davantage s’écoulèrent avant que la tempête de corbeaux ne se dissipe. Charon et le visiteur progressaient désormais maladroitement sur une surface molle et mouvante constituée de volatiles décapités, et agités de convulsions.

- La route est-elle encore longue ? S’impatienta le visiteur en luttant pour conserver son équilibre précaire.

- Autant que la distance qui sépare ta conscience d’une révélation !

- Sous-entendez-vous que tout ce qu’il se passe ici depuis mon arrivée n’est que l’allégorie du cheminement de ma pensée ?

- Je ne fais que te fournir les réponses prévues par la Charte du marketing. Pour le reste, eh bien… Dieu seul le sait !

Charon se permit l’écart d’un rire, certes sinistre et toussoteux, mais a priori non stipulé dans la Charte du service marketing. La fastidieuse progression reprit finalement, sous l’œil méfiant du visiteur.

Cette marche se prolongea encore durant ce qui sembla être de nombreuses heures, avant que le visiteur ne s’emporte :

- Je suis las de trébucher sur ces corbeaux morts-vivants ! De morbide et impressionnant au début, cela est rapidement devenu pénible, pour ne plus être finalement qu’une insupportable suite de chutes, toutes plus énervantes les unes que les autres !

- Voilà donc déjà venir ta première révélation, constata placidement Charon.

- Je ne sens pourtant pas le frémissement d’une lueur... Se désespéra le visiteur.

Charon marqua une pause. Puis il se tourna théâtralement vers son hôte en s’exclamant :

- C’est pourtant évident : l’enfer, c’est la répétition !

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